Les noces de fer
hélas !… Permets-moi d’insister une dernière fois : tu ne peux pas savoir ce que c’est que de trouver un être cher au seuil du trépas, après une grande bataille…
Ogier, qui s’était apaisé, fut traversé d’une nouvelle indignation :
— J’ai éprouvé ces choses-là bien mieux que vous et avant vous… Me battant toujours du même côté, je puis vous assurer que j’ai eu de grands amis occis par les Goddons…
Comment n’eût-il pas pensé, en premier, à Blanquefort, le sénéchal de Rechignac dont les leçons, les conseils, les admonestations avaient fait de lui un chevalier convenable ? Comment aurait-il pu oublier Haguenier de Trélissac, l’écuyer de son oncle, tourmenté par les routiers de Robert Knolles et s’éteignant après avoir crié le nom d’une pucelle ? Et le petit Gauric écorché vif ; et le Moyne de Bâle mourant pour complaire à l’orgueilleux roi de Bohême sur cette pente de Crécy où Jean d’Harcourt avait expiré ? Pénible sensation de petitesse et d’impuissance devant cette conséquence affreuse de la guerre, même si l’on est accoutumé au sang, aux cris, aux hurlements de détresse ! Et cet homme-là, resplendissant tout autant du plaisir de vivre que des lueurs de son armure, prétendait lui faire partager un chagrin que le temps, sans doute, avait bien amoindri !
— Tu as réponse à tout… Tu connais le roi. Je sais qu’il t’a pris pour champion après que tu as occis Blainville : il me l’a révélé, sans savoir que nous nous connaissons, avant de me dire qu’il me voulait à lui et me remirait [245] grandement… Il paraît que les chevaliers tels que moi sont rares…
— Vous me semblez, messire, bien présomptueux !… Qu’avez-vous répondu à Philippe ?
— La vérité… Édouard, en ruinant la Normandie m’a trahi.
— Holà ! vous l’avez exilée [246] côte à côte ! C’est un peu fort !… Si vous vouliez abandonner Édouard, vous pouviez le faire à Rouen, à Poissy… Mais le soir de Crécy vous mangiez à sa table !
Harcourt cherchait ses mots ; lui, Ogier parlait d’abondance :
— C’est parce que vous n’en espérez plus rien que vous le lâchez !… Que pense-t-il de vous, désormais ? Voulez-vous que je vous le dise ?
— Inutile ! Je le sais mieux que toi !… Mon neveu Jean, que tu connais, et qui fut navré [247] à Crécy, m’a poussé, ainsi que le duc de Brabant, à revenir à la France… Sache bien, même si je te dis que Philippe m’admire, que je le fais sans joie… avec l’intention de retrouver mes murailles et d’y vivre en paix… L’homme est faillible, mon gars : tu l’apprendras peut-être un jour à tes dépens… Mes courroux, mes aigreurs avaient brouillé mon sang… ma vue… J’en avais oublié mes propres intérêts…
Harcourt ne pouvait être entièrement sincère : la preuve en était cette dernière phrase. Ses intérêts, c’était ce duché de Normandie sur lequel il eût voulu régner sans partage.
— Il me plaît de vous imaginer, messire, ployant le genou devant le duc Jean que vous exécrez ! Il sait votre appétit pour le duché normand. Il vous hait tout autant que vous le haïssez… Je pense que, pour une fois, votre voisin et grand ennemi, le vieux Bricquebec, a de justes raisons de se courroucer.
— Il écume.
— On écumerait à moins. Il vous a résisté lors du débarquement d’Édouard. Résisté avec trois cents hommes contre des milliers de Goddons !… Son fils, que vous détestiez aussi, fut meurtri à Crécy, peut-être par vous-même.
— Ogier ! s’indigna Blandine.
Elle était effrayée, mesurant d’autant mieux le danger de ces reproches que Raoul Patri venait de tirer son épée. Ogier lui jeta un regard dont la moquerie l’emportait sur une aversion sans limites :
— Vas-y !… Ton protecteur t’en congratulera !
Harcourt s’ébaudit mais, pour une fois, une sourde lassitude apparut sur sa bouche et ses yeux. Trahir successivement deux rois sans le moindre remords, c’était beaucoup. Ogier eût pu se livrer à un méchant rapprochement entre l’instabilité d’esprit et la claudication de cet homme ; il ne l’osa.
— On m’a dit que tu faisais relever les ruines de Gratot. Je vais m’employer à relever les miennes… Finies les guerres !
Ogier trouva cette assimilation odieuse et se demanda si ce grand rioteux [248] pouvait être las des batailles. Il régnait sur un
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