Les noces de fer
des plus riches terroirs du Cotentin ; ses forêts giboyeuses, ses rivières poissonneuses, ses champs immenses suffiraient-ils à lui fournir de quoi employer ses journées ? S’il était vraiment d’humeur pacifique, il eût chevauché seul ou peu accompagné ; il n’eût pas restraint ses plates [249] … Et même dans le cas où il se serait adoubé, il eût cheminé tête nue.
Dans l’ovale scintillant du bassinet, le sourire du Boiteux devint plus vif :
— Sache-le, et tu seras le premier prévenu : Philippe va me nommer capitaine-souverain pour le baillage de Rouen et de Caen.
Ogier pensa que le roi était décidément un sot. La nouvelle le suffoquait et l’indignait. Néanmoins, il se pencha :
— J’en suis ravi pour vous.
Puis, complétant cet acte de courtoisie par un aveu dont le mépris s’assortissait d’un sourire dont Harcourt pouvait aisément percer le mystère :
— Je n’aime pas Bertrand de Bricquebec, mais je me réjouis qu’il conserve le Cotentin.
Il fit faire demi-tour à Marchegai.
— Mais… objecta Blandine.
Il comprit ce que ce petit cri signifiait.
— Nous allons gambier [250] un peu… Ces gens-là vont à Gratot… Tu ne crois tout de même pas que je vais chevaucher en leur compagnie !
Il se réjouit : Harcourt, cette fois, posait sur lui un regard mécontent. Tant de mépris affectait sa bonne conscience. Il fit signe à ses gens ; ils passèrent dans un cliquètement de fers, dignes comme des paladins de Charlemagne. Ogier se retint de rire au spectacle de cette fierté un peu trop contristée.
— Je sens, dit-il sans baisser la voix, que je vais détester bien fort le roi de France… Jamais on aura vu tête couronnée sans plus de cervelle qu’une souris… Ah ! là là… S’il devient capitaine-souverain, Harcourt aura des privilèges insensés ! Il percevra tous nos impôts… Il aura pouvoir d’assembler les hommes d’armes, et ce, des chevaliers aux piétons de l’arrière-ban ! Il recevra aussi de quoi s’adouber, s’armer et armer ces hommes que nous venons de voir… et d’autres encore, pour prendre part aux guerres décidées par le roi !… Il ne sera pas duc de Normandie, mais ses volontés seront pires ! Il voudra régner sur le Cotentin.
— Tu n’y peux rien… À quoi bon faire cette tête… C’est bien le frère de dame Alix d’Harcourt ?
— Je te l’ai dit.
— Sa repentance peut être vraie… Tu lui en veux de ce qu’il est.
Ogier trouva cette phrase admirable. Envieux, lui ? À quoi bon répondre. D’ailleurs, Blandine ajoutait :
— Je ne comprends rien à vos histoires d’hommes de guerre.
Elle ne s’était souciée vraiment du conflit entre le roi de France et son cousin d’Angleterre que lorsque les Goddons avaient cerné Poitiers. Il fut près de lui en vouloir pour cette indifférence dont il se serait égayé quelques mois plus tôt, trouvant qu’elle lui révélait un esprit jeune, d’une féminité aussi naïve et pure que son visage et son corps. « Nous avons bien changé ! » Elle peut-être pas, après tout ; mais lui, assurément.
Saladin se retourna et aboya.
— Que lui prend-il ?
— Il voit que nous nous attardons. Il a hâte de courir.
— C’est comme s’il te commandait.
Blandine trouvait les injonctions du chien inadmissibles. Était-ce un nouveau malaise qui s’ébauchait entre eux ? Ne pouvaient-ils aller doucement, et même descendre de leur selle pour traverser ce grand champ dont les herbes dodelinant sous le vent semblaient de fines lames de pur acier. La pureté. Voilà qu’il y revenait.
— Tu ne dis plus rien.
Ogier se sentait lâche. Étrange tout de même qu’une femme, la sienne, le mît dans cet état d’amenuisement !
— Demain matin, j’irai aviser Thierry de cette rencontre. J’en profiterai pour lui faire ferrer Marchegai.
— Il ferre les chevaux et il est chevalier !
— C’est vrai… Y vois-tu du mal ?… Avant de gagner ses éperons, il était… maréchal !
Blandine sourit enfin. Et parce que la gaieté refleurissait en elle, Ogier demanda doucement :
— Qu’as-tu donc porté à Aude ?
— Le coupon de mollequin grenat que m’ont offert les Birot.
— Tu lui avait fait présent d’un des autres. Il me semble…
Blandine sourcilla. Elle eut du bout des lèvres un sifflotement silencieux :
— Ce jour d’hui, ce n’était pas un présent… Je le lui ai
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