Les noces de fer
quitter… Il vaut bien le Poitou… Tu aurais dû t’y plaire, mais je sais que plus cela ira, plus tu le prendras en détestation…
Il pensa au Boiteux de Saint-Sauveur : allait-il rejoindre l’ost de Philippe VI, lui qui avait servi Édouard avec tant de foi et de diligence ?
Il entendit des froissements. Derrière lui, Blandine se recouchait. Ensuite, ce furent des sanglots étouffés sous le drap et la couverture. Elle pleurait moins de son proche départ que de dépit : il allait être libre !
« Libre devant la mort, sans doute ! »
Elle pleurait aussi d’être esseulée. Elle oubliait qu’un enfant, son enfant, leur enfant – un fils peut-être – occuperait ses jours et ses nuits. Un enfant sans nom de mâle ou de femelle. Blandine y pourvoirait, certes, mais de quelle façon ?
Quatre pas les séparaient, Ogier n’osa les franchir pour la bercer, la consoler, l’assurer de son affection, voire de sa fidélité. Son cœur, lui aussi, s’était couvert de fer.
Ils auraient dû s’aimer toute la nuit… s’aimer au moins une fois avec ardeur comme juste après leur mariage, or ni elle ni lui n’en avait envie.
Au temps de Chauvigny et de Poitiers, aurait-il pu penser qu’un jour viendrait, comme celui-ci, où ils n’oseraient plus se regarder en face ? Auraient-ils pu imaginer en ce temps-là que leurs cœurs seraient taris et qu’après s’être exprimés sans violence excessive, ils se sentiraient dévorés par un sentiment auquel ni l’un ni l’autre n’oserait fournir un nom bien qu’il leur fût connu comme étant l’inverse de l’amour ? Il proscrivait cette expiation, cette expiration, lui qui avait imaginé une entente douce, éternelle avec Blandine. Elle aussi, sans doute. Dans leur commune révolte, lui au moins obtenait la meilleure part : il allait s’éloigner sans que cet exil eût l’aspect d’une rupture délibérée.
Comme il ne lui montrait que son dos, il savait qu’elle l’observait avec soit du remords, soit une affliction sincère, soit encore une sorte de volupté colérique dans laquelle son esprit ébranlé trouvait son compte. Il trouvait intolérable qu’après lui avoir intenté maints procès qu’il s’était efforcé de trouver bénins, bien qu’ils l’eussent aigri et mortifié, elle se fût lancée, un jour tel que celui-ci, dans une espèce de réquisitoire qui n’était peut-être qu’un prétexte pour provoquer une déchirure dont, toujours inconséquente, elle souffrait et souffrirait autant sinon davantage que lui.
Qu’allait-il trouver loin d’elle ? Certainement pas la paix et, à coup sûr, la guerre. Or, il ne se sentait enclin ni à férir des adversaires ni même à les occire. Il était son propre combat et il en ignorait l’issue.
— Nous étions alliés, dit-il. Nous nous découvrons ennemis. Aucun de nous deux ne vaincra l’autre, mais s’il faut qu’il existe une trêve, ce sera… ou c’est à toi de me la signifier.
Il remit ses habits et quitta la chambre.
« Cette fois, mes hommes vont se douter que quelque chose ne va plus… »
Allons donc, ils le savaient déjà.
TROISIÈME PARTIE LA TOUR DE SANGATTE
I
— Par saint Michel, messire ! Ai-je la bellue [282] ? Je m’attendais à trouver l’ost sur pied de guerre et, bien que nous en soyons encore loin, il me semble apercevoir une assemblée de nobles et de bourgeois en pleine gogue [283] !… Qu’en dites-vous ?
Ogier se pencha sur l’encolure de Marchegai :
— Ces hommes me paraissent peu enclins à assaillir les Anglais. Toutefois, Raymond, nous pourrons en juger en les voyant de près.
— Oyez, messire, interrompit Joubert. Dirait-on pas un air de gigue et de chevrette [284] ?
Il chevauchait devant, la bannière au poing, roulée dans sa custode.
— De loin ou de près, ajouta-t-il, la vie en ces lieux paraît agréable.
— Tant mieux pour nous ! dit Tinchebraye.
— Tant mieux ! Tant mieux ! grommela Raymond, tiens donc ta langue ! Faut se garder de s’égayer avant une bataille. Ça porte malheur.
S’il partageait l’ébahissement de son écuyer, Ogier n’en éprouvait pas l’indignation. Ils arrivaient en vue de Hesdin après douze longs jours d’un cheminement maussade : ils avaient tous quitté Gratot à regret. Dès l’aube, ayant enfin appris où se trouvait le roi et son armée, ils s’étaient adoubés pour la guerre. Tant mieux si avant d’affronter les Goddons, ils
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