Les noces de fer
ne l’aimait plus.
— Quand je t’ai rencontrée, je patouillais dans l’opprobre. Un coin de ma vie est devenu soudain doux et beau grâce à toi. J’ai subi les pires tourments sans défaillir en te portant dans ma tête et mon cœur… Le premier vrai bonheur que j’aie connu et dont je me souviens plus nettement que toi, sans doute, pesa aussi lourd d’affliction et d’amertume que de joie et d’espérance : c’est lorsque Sirvin, ayant guéri ma jambe rompue, je te vis à Poitiers, devant l’hôtel Berland, avant que de cheminer vers Paris pour me joindre à l’ost de France… Tu avais un visage et des yeux si dolents que je fus sûr de la…
Cherchant un mot et n’en trouvant pas, il prit le premier venu :
— … de la qualité de ton amour pour moi… Je n’eus plus qu’un désir : revenir à Poitiers pour t’amener en Normandie…
Il oublia, puisqu’elle s’en serait courroucée, les mortelles difficultés affrontées avec Tinchebraye et Joubert. Immobile devant la fenêtre, il regardait dans la cour ténébreuse les taches claires, au seuil des écuries : ses hommes, déjà, préparaient les chevaux.
— … et tu fus mienne… Et bientôt tout changea… Pourquoi ?
Il ne s’était pas détourné vers Blandine, mais devina qu’elle se déshabillait. En fait, plutôt que de l’interroger, il se questionnait lui-même en sachant bien, pourtant, qu’elle seule pouvait lui fournir la réponse.
— Je n’ai jamais cessé de t’aimer… Sans quoi, cette nuitée, serais-je tant affligée ?
Il fut tenté de rire, mais ne l’osa. D’ailleurs, un émoi violent le serrait à la gorge. Blandine pleurait silencieusement sur leur lit, à demi découverte, impudique et ne le sachant pas, avec son gros ventre nu, ombreux, ses seins toujours virginaux et ses parfaites cuisses pâles. Même ainsi, le corps déformé par sa proche gésine, elle était belle.
— Tu vas prendre froid, dit-il en la couvrant du seul drap.
Et comme, attendri par cette douleur muette, il se baissait pour baiser Blandine au front, il entrevit l’éclat presque sauvage de son regard : elle pleurait sur elle-même, sur sa prochaine solitude, et non sur son absence à lui. Mais peut-être s’abusait-il, son propre émoi lui faisant interpréter méchamment une affliction sincère et dont il était cause.
— Allons, dit-il enfin, cesse de maugréer !… Je conçois que tu sois mal heureuse et j’en suis affligé… Mais que ta fureur s’exerce contre moi, voilà ce que je refuse. Je suis féal du roi. Est-ce ma faute s’il m’enjoint de le rejoindre ? J’ai été son champion contre Blainville. Comment aurais-je pu deviner qu’il continuerait de penser à moi ?… Et qu’a-t-il en tête ? Veut-il qu’en son nom j’affronte Dymoch ?
— Qui est cet homme ?
— Un chevalier, je présume… Le champion d’office du roi Édouard à son couronnement.
Il se mit à se déshabiller lentement, pensivement, comme s’il allait endosser ses dessous de bourras et passer son armure pour combattre l’Anglais.
— Aude accepte de voir partir Thierry sans indignation… Elle est dans le même cas que toi.
Il regretta cette observation sans malice : elle impliquait une comparaison défavorable à son épouse. Et pourtant, il eût pu ajouter : « Elle aime son mari, elle ! Son affliction est plus cruelle que la tienne, j’en jurerais, mais elle la dissimule avec noblesse ! » À quoi bon. D’ailleurs, un rire éclatait. Ce n’était plus Blandine, la femme jalouse, ombrageuse, qu’il voyait assise à la tête du lit, couverte par le drap comme par une toge, mais une justicière hautaine et moqueuse. Il s’était préparé à enlever ses braies, il les conserva et, bras croisés, défia son épouse. « Que va-t-elle me dire encore ? » Bon sang, était-ce le moment d’envenimer les choses ? Il sentait sourdre en lui, avec le pressentiment d’une déception sévère ou d’un malheur, une colère, un vertige où se mêlaient une tristesse féroce et une pitié sans nuance pour sa femme et pour lui-même.
— Ta sœur !… Je m’y attendais !… La parfaite épouse du chevalier Champartel !… Si fait… Je ne m’en daube pas, je l’aime bien… Elle pourrait vivre en un châtelet perdu dans la forêt de Brocéliande en haut d’une montagne ou dans une île ténébreuse, elle y serait heureuse avec ou sans Thierry. Elle est ainsi… Elle n’a cure d’être aimée…
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