Les noces de fer
livrée à toutes les curiosités, voire même à la consommation du mariage. Il s’était allongé tout vêtu auprès d’elle et, surmontant sa déconvenue, il avait clos les paupières jusqu’à ce que Joubert l’appelât pour dîner. Après un bref repas partagé avec ses soudoyers sous l’appentis du jardin, et sans trop s’étonner de l’absence du mire, il était revenu s’étendre auprès de Blandine dont il avait tenu la petite main tiède où remuait parfois, sous son pouce, l’anneau d’or de Bazire. Nuit de déconvenue et d’un dépit qu’il étouffait sans effort, lui au-dessus des draps, elle en dessous. À quoi bon s’enhardir et la rejoindre au chaud. À quoi bon toucher son sein ou la baiser au coin de la bouche puisqu’elle demeurait insensible. Sous le paresseux éclat de la lune, elle offrait à ses yeux las un front et un nez singulièrement blancs, et n’eût-il senti battre son pouls qu’il aurait pu la croire morte.
Le vent humide fouetta son visage ; il en fut revigoré.
— Bon sang ! enragea-t-il tout bas, je m’endormais.
Tapotant la prise de Confiance, il regarda les forêts toutes proches dont les crêtes bleu sombre s’enflammaient aux brandons de l’aurore.
— Es-tu déjà venu en cet endroit ?
— Non, messire. Dites-moi enfin où nous allons !
— Quinze lieues… Nous en avons couvert trois… Nous contournons Poitiers… Nous sommes passés à Bonnes et Liniers… Voici… en face, la forêt de Moulière. Quand nous l’aurons traversée, nous gagnerons Saint-Georges [68] du nom du saint patron des chevaliers goddons… Les nôtres ont saint Denis, et c’est pourquoi, perdant la tête lors des batailles, ils s’y font malmener !
— C’est l’orgueil, messire, et non saint Denis l’instigateur de leur infortune !
Ogier se sentit enclin à parler sans raison ni retenue pour tenter d’oublier Blandine. Quelle male chance qu’elle fût ainsi souffrante le jour même où enfin il eût pu attester sa passion autrement qu’avec ces mots aimables qui, soudain, lui semblaient d’une niceté [69] insigne ! Allait-elle se courroucer de son absence ? Serait-elle tentée de quitter la maison ? Elle trouverait deux hommes d’armes sur le seuil et devrait sagement ou non regagner la chambre…
— … ensuite, Argouges, nous chevaucherons vers Neuville, Champigny-le-Sec et Vouzailles… Nous serons alors presque rendus…
Les fers clapotèrent sur les dalles d’une voie romaine puis s’enfoncèrent dans des herbes jonchées de feuilles de bouleaux semblables à des milliers d’écus d’or parmi lesquels sautillait une pie.
— Je connais tous les raccourcis… Viens, entrons sous les arbres.
Un immense toit de mailles rouillées : des chênes et des châtaigniers, tout un peuple chaussé de hautes fougères. Des lointains noirs obliquement rayés, çà et là, par des échappées de lumière pareilles à des lances poudreuses, et parfois, au-dessus, quand un accroc ouvrait le grand dais rougeoyant, un ciel d’opale nu et glacé.
— Les Goddons éviteront cette forêt : ils s’y perdraient. Viens, Argouges.
Ils chevauchèrent moins lentement parmi les piliers droits, couleur de bronze, aux branches musclées comme des bras de géants, lourdes de lierre et de plantes grimpantes. Des mares emplissaient quelques creux de leurs eaux blêmes hérissées de joncs dénudés.
— Au nord, sur le seul chemin que je connaisse en ces lieux, et qui conduit de Laval à Fougères en passant par la Croixille – souviens-t’en à cause de ce nom –, il y a des étangs où les sangsues sont plus nombreuses que les carpes !… J’ai toujours répugné à me servir de ces bestioles, et d’ailleurs, les saignées sont souvent vaines. À leur pratique, je préfère le vertueux pouvoir des feuilles, des herbes, des écorces… Comment va ton épaule ?
— Elle me cuit un peu…
— Tu iras mieux demain… Ton épouse également.
Ogier s’étonna de n’entendre aucun bruit : ni froissement révélant une fuite, ni même un cri d’oiseau ou un battement d’ailes. Brindilles, herbes et feuilles demeuraient immobiles, comme frappées d’un sortilège.
— As-tu vu des forêts pareilles à celle-ci ?
— En Périgord… On prétendait qu’il y restait quelques unicornes.
— Je t’ai dit qu’elles n’existaient pas… Je t’ai dit aussi que je possède la défense d’un poisson : le narval… Il me vient justement
Weitere Kostenlose Bücher