Les noces de fer

saisissant l’encensoir, frère Isambert en projeta les fumées au-dessus des fronts penchés des deux époux :
    — À défaut de répandre cet encens sur votre couche, je vous en enveloppe le corps… Soyez heureux… Aimez-vous bien dans la fidélité, et que chaque malheur renforce vos sentiments… Que la guerre vous laisse en paix.
    Le clerc toussota et cessant l’encensement :
    — Vous pouvez partir… Vous êtes unis devant Dieu et devant les hommes… d’armes. Soyez quiets… J’ai fait ce que je pouvais, car je peux bien vous l’avouer : vous êtes mes premiers mariés…
    Et comme si cet aveu pouvait lui porter préjudice, frère Isambert s’agenouilla face à l’autel et s’absorba dans une prière.
    — Venez Blandine… Laissons-le… Êtes-vous quiète ?
    La jouvencelle se débarrassa de sa chape et de sa couronne qu’elle posa sur un banc :
    — Je suis quiète, mais mon oreille me fait mal.
    — Sirvin vous guérira, ma douce ! Allons à pied.
    L’étrange mariage. Sobre, et pourtant valable. De gaieté, point, mais à défaut, une satisfaction solide : « Elle est mon épouse ! » Était-ce suffisant ? Ogier ne savait de quelle réponse apaiser son trouble. La pâleur de Blandine était-elle seulement due à son mal ? Maintenant, elle pouvait, licitement, s’abandonner contre son épaule. Maintenant, il pouvait interrompre leurs pas, l’envelopper de ses bras et quiètement la baiser sur les lèvres. Leurs compagnons les précédaient, indifférents en apparence. Ils parlaient dru et commentaient sûrement une cérémonie comme ils n’en avaient jamais vu. Le frai [66] des chevaux couvrait leurs voix.
    Voilà, ils se trouvaient déjà devant la maison du mire, et Blandine, portant sa paume à son oreille, balbutiait :
    — Crois-tu qu’il va me guérir promptement ?
     
    *
     
    — Elle a de la fièvre… Touche…
    Ogier posa sa paume sur le front moite et brûlant puis du regard, interrogea le mire. Celui-ci releva la tête avec effort :
    — Rassure-toi et ne prends pas cet air d’extrême anxiété : ce mal fait souffrir mais il est sans terribles conséquences… Tu me dis que vous avez pris froid dans un souterrain ; elle a été victime d’un coup de vent coulis… Ce dont elle souffre, c’est d’une inflammation du fond de l’oreille… Du pus s’y trouve… Les Grecs nomment ce mal otalgia… Une ponction la soulagerait.
    — Je ne veux pas ! dit Blandine dont la tête roula sur le traversin.
    Le mire se pencha. Son ombre couvrit la chevelure et la joue de la malade.
    — Êtes-vous sujette, dame, à ces maux-là ?
    Ogier trouva le mot dame moqueur, mais peut-être avait-il exagéré lui-même le poids que Benoît Sirvin lui avait donné.
    — J’ai déjà souffert une fois ainsi… Il y a deux ans…
    — Le pus s’est-il évacué seul ?
    — Je crois.
    — Trois jours pour venir, trois jours pour mûrir, trois jours pour partir…
    — Tant que cela ! s’étonna Ogier.
    Il sentait ses nerfs le trahir. La compassion qu’il se découvrait devant la souffrance de Blandine lui faisait oublier combien ce jour eût dû être précieux pour elle et pour lui, et combien il s’imprégnait d’ombre et de tristesse. Il épiait sur ce tendre visage blanc un signe d’apaisement, mais le mal semblait s’aggraver.
    — N’y a-t-il rien à faire ?
    Un moment, l’idée l’effleura que le mire laissait souffrir Blandine à plaisir. Bêtise ! Il prit la main de la jouvencelle et la caressa, sentant remuer sous ses doigts l’anneau qu’Isambert y avait placé.
    — Un diachylon de populéum … ou si tu préfères un emplâtre employé comme résolutif, à base de bourgeons de peuplier et de plantes narcotiques… C’est tout ce à quoi je pense… Elle dormira, j’en suis désolé pour toi, mais on ne souffre jamais lors d’un tel sommeil, et c’est présentement ce que je vois de meilleur pour elle… dans un bon lit, et non pas sur cette table où s’allongent certains de mes malades…
    D’un pas lent, souligné par le heurt de sa corne de narval sur les dalles, Benoît Sirvin fit le tour de cette pièce où Ogier avait échoué le soir de son évasion d’Angle.
    — À moins que je ne lui perce cette membrane qui retient le pus.
    — Non ! cria Blandine.
    Brusquement tournée sur le ventre, elle sanglota, le nez, la bouche dans le traversin qu’Odile, la vieille servante muette, avait glissé sous sa tête avant que