Les noyés du grau de Narbonne: une enquête d'Erwin le Saxon

deux éventualités...
    On m'en a déjà fait part, seigneur. A mon sens, s'il est possible que les auteurs du second crime, dif≠
    férents de ceux qui ont perpétré le premier, aient agi de la même manière pour tromper les enquêteurs, je pense qu'ils auraient pris là un risque considérable. Je suis portée à croire plutôt qu'il s'agit des mêmes dans l'un et l'autre cas. Pourquoi ont-ils agi ainsi? Je n'en dis≠tingue pas la raison.
    Moi non plus, ou pas encore. Mais revenons à ce second meurtre ! Comme pour le premier, Laure a d˚
    être enlevée avant d'être noyée, vivante ou morte.
    Enlevée, mais o˘? Si je t'ai bien comprise, Aurélia n'a pas rencontré Laure récemment en cette ville-ci.
    En effet, puisque cette dernière, précisément, a demandé à son amie d'effectuer en son nom des démarches à Narbonne. La dernière rencontre des deux jeunes femmes doit avoir eu lieu, comme les pré≠
    cédentes, à Agde.
    Si Laure se trouvait par là, on ne peut exclure qu'elle ait été tuée par Amalbert sur son domaine ou à
    proximité, puis transportée par celui-ci sur le lieu o˘
    l'on a découvert son corps.
    Oui, seigneur. Je me suis informée : depuis
    Agde, en suivant la côte on peut arriver à un grau situé
    plus au sud que celui de Narbonne, pénétrer dans l'étang de Sigean, gagner le rivage occidental de l'île qu'habité Faustin et ensuite...
    qu'en penses-tu?
    C'est possible, discret, avec un seul risque pour Amalbert : que son bateau ait été repéré.
    -
    quel bateau? Mais laissons cela pour l'instant!
    Le Saxon passa la main sur son front.

    Cependant, fit-il remarquer, même si Laure a été
    enlevée à Agde, cela ne fait pas forcément d'Amalbert un meurtrier.
    Innocent, pourquoi aurait-il fui?
    Parce que ce crime risquait d'attirer l'attention sur lui en un moment o˘ bien des gens souhaitaient sa perte ! S'il a voulu enlever son fils, avait-il besoin d'en tuer la mère? D'autre part, il savait qu'il risquait gros avec ses exactions et ses tricheries. Je ne vois pas pourquoi il se serait approché de Leucate avec, sur un bateau, un cadavre bien encombrant au risque d'être appréhendé par les gardes du comte ou ceux de l'archevêque. Laure... enlevée... Après tout, Geroul et Catulle aussi connaissaient sa retraite.
    Et, prévenus par Aurélia, ils savaient aussi que, ne supportant plus sa vie avec Amalbert, elle avait l'intention de regagner Narbonne, rappela Agnès. Oui, mais avec quels secrets?
    Plus nous avançons dans nos recherches et plus nous constatons que la vie des uns et des autres est loin d'être limpide. Laure, sans le soupçonner peut-être, avait, elle aussi, bien des ennemis qui avaient intérêt à
    ce qu'elle disparaisse.
    Erwin resta un long moment le regard dans le vague, comme il le faisait chaque fois qu'il était préoccupé par quelque problème dont la solution lui échappait.
    -
    Je crains, murmura-t-il, que nous ne soyons pas au bout de nos peines.
    Agnès jeta sur le Saxon un regard étonné.
    Ces meurtres, reconnut-il, occupent trop mes
    pensées. Beaucoup trop !
    que veux-tu dire, seigneur ? Pourquoi " trop " ?
    Ne te reconnaît-on pas comme vertu inestimable de ne jamais l‚cher ta proie, jusqu'à ce que la justice enfin soit satisfaite?
    Je ne peux oublier quelle est la première t‚che que m'a confiée Charles le Pieux : rétablir en leur vérité les textes sacrés en cette région aussi. Mais, pour l'heure...
    Se pourrait-il que tu éprouves de la difficulté à
    t'y appliquer?
    L'abbé ne répondit pas.
    -
    Ces meurtres, reprit-il, sont, à l'évidence,
    affreux. Cependant, avec le comte et nos assistants, nous en avons connu d'aussi abominables. quantité de forfaits, de tragédies, ont exigé notre zèle, avivé notre soif de vérité. Nombre de causes de la plus haute importance ont été
    soumises à notre sagacité. quelle que soit leur horreur, ces crimes ne sont pas pires que beaucoup d'autres! Erwin parut hésiter.
    -
    Devrais-je te dire que pourtant ils me hantent?
    Il se redressa avec un air décidé.

    -
    Je viendrai à bout, j'en suis s˚r, d'une telle han≠
    tise!
    Il fit quelques pas de long en large et revint vers la jeune femme.
    Oui, l‚cha-t-il, mais que faire quand, la nuit, la raison ne maintient qu'une lueur de veille et que l'obsession a pleine emprise sur le rêve ?
    Un rêve?
    Des rêves, identiques, des cauchemars plutôt : une nuit sans lune, une eau noire avec de larges nappes de sang, et, au milieu, une