Les noyés du grau de Narbonne: une enquête d'Erwin le Saxon
femme b‚illonnée, les yeux exorbités, qui s'enfonce lentement dans le marécage.
N'est-ce pas de cette façon, impressionnante, que Laetitia et Laure ont été tuées et n'est-il pas compréhensible que ta mémoire nocturne, débarrassée des contraintes de la volonté, t'en restitue l'exécrable réalité ?
A ceci près que je n'ai pas assisté à la mort de ces infortunées! Ces visions, d'ailleurs, ne se pré≠
sentent pas comme souvenir mais bel et bien comme avertissement ! Celui à qui est imposé ce rêve, c'est-à-dire moi-même, n'a aucun doute à ce sujet : un pré≠
sage!
Erwin se croisa les bras et déclara d'une voix forte :
-
Puis-je, moi, humble serviteur de la Sainte-
Trinité, m'abandonner à un tel présage et lui accorder la moindre foi?
Agnès le regarda, en montrant une vive attention.
-
Ta foi t'enseigne que Dieu est le maître de tous les temps, le présent comme le futur, et de tous les espaces, de tous les mondes, n'est-ce pas ? lui dit-elle.
Sans nul doute.
Elle enseigne aussi qu'il est servi par des légions d'anges qui protègent et, au besoin, conseillent les pauvres humains que nous sommes.
On peut le dire ainsi. Mais o˘ veux-tu en venir ?
A cette conclusion : du haut de quel savoir lui dénierais-tu le pouvoir d'avertir ceux qui l'aiment et qu'il aime?
Dieu peut toute chose sauf enlever à sa créature la liberté, qui lui a été donnée, de choisir entre le bien et le mal.
Le ferait-il, seigneur, en ayant demandé à l'un des esprits qui le servent de te faire voir en rêve le pré≠
sage qui te trouble?
Comment le savoir?
Erwin, irrité peut-être par cette question, se dirigea vers le pupitre sur lequel était posé un manuscrit ancien.
-
Maintenant, énonça-t-il en tournant la tête vers Agnès, veuille me laisser! C'est à l'étude et à la prière que je dois demander les réponses dont j'ai besoin.
La jeune femme lui adressa un sourire.
-
Alors, seigneur, pourquoi t'en être ouvert à moi ?
D'un ton maîtrisé le Saxon répéta en guise de réponse :
-
Laisse-moi, je te prie, Agnès !
Timothée avait fait savoir à Foucaud qu'il avait l'intention de se rendre chez lui pour recueillir son témoignage. Il aurait pu le convoquer à la résidence de la mission impériale, mais il professait qu'une demeure était souvent plus instructive que l'allure d'une per≠sonne, sa physionomie et sa conversation.
Il se présenta donc chez l'armateur qui habitait avec sa famille sur le port, près de ses entrepôts et de son appontement auquel étaient amarrées des barges et des allèges. L'assistant des missi fut accueilli par Foucaud et son épouse, Clémence. Après que ceux-ci eurent salué leur hôte en multipliant les marques de respect et que ce dernier leur eut fait part des condoléances de ses seigneurs auxquelles il joignit les siennes, ils gagnèrent la salle de réception o˘, déjà, avaient été dis≠posés sur une table le vin et les p‚tisseries de la bien≠venue.
La pièce était meublée avec un luxe tapageur : le sol était recouvert de tapis de haute laine, sur lesquels étaient disposés des coffres de bois de santal et d'autres essences précieuses, une table composée d'un large plateau de cuivre martelé sur un support d'ébène, des meubles en marqueterie, des sièges ouvragés et des coussins orientaux. Aux murs étaient suspendues des tentures de coton et soie damascènes.
Timothée eut à peine besoin de solliciter le témoi≠gnage de son hôte : celui-ci parla d'abondance des " moments épouvantables " qu'il avait vécus et conti≠nuait de vivre, de ces heures pendant lesquelles il avait appris successivement, dans la nuit, la disparition de Laetitia puis, le lendemain, la macabre découverte. Clémence et lui-même en étaient encore retournés. Un crime pareil... leur propre fille... Il en entreprit la louange : elle était parée de toutes les vertus. Et son union avec Fabian était si heureuse...
Le Grec écouta avec l'attention et la sympathie requises ces regrets cuisants et ces éloges douloureux.
qui vous a prévenus de la disparition de Laeti≠
tia? fit-il préciser.
Alors que j'achevais avec Fabian une mise à jour de nos comptes, Aurélien, le majordome d'Octavien, est venu nous en avertir vers la quatrième heure de la nuit1. Nous avons cru d'abord à un caprice, à une fugue.
1. Environ dix heures du soir.
…tait-elle donc capricieuse à ce point?
Je dois dire que non. Mais, certaines fois... En
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