Les Nus et les Morts
de la semaine, Croft, Red et Gallagher descendirent les pentes de leur colline et, après s’être faufilés à travers l’herbe kunaï, haute de six pieds, ils prirent la piste qui menait vers la compagnie A. Ayant rempli d’eau leurs bidons vides et sangle leur barda, ils s’attardèrent à bavarder quelques minutes avant de reprendre leur chemin de retour. Quand ils eurent atteint la piste, Croft, qui marchait devant, s’arrêta et fit signe à Red et à Gallagher de le rejoindre.
« Nom de Dieu, chuchota-t-il, vous faisiez trop de bruit en descendant. C’est pas une raison de s’ébattre comme une sacrée bande de porcs parce que le chemin est pas long et que votre barda est pas bien lourd.
– Bon, d’accord, grommela Gallagher d’un air renfrogné.
– Allez, qu’on avance », grommela à son tour Red. Lui et Croft ne s’étaient guère adressé la parole au cours de la semaine.
Lentement, séparés l’un de l’autre d’une dizaine de mètres, les trois hommes se mirent à descendre la piste. S’avisant qu’il foulait le sol d’un pas circonspect, Red se rendit compte avec un commencement de colère que l’ordre de Croft l’avait influencé. Tout en marchant il s’efforçait de déterminer si c’était sa crainte de Croft qui le rendait précautionneux, ou simplement l’habitude. Il en était encore à se le demander, quand il vit Croft s’arrêter brusquement et se laisser couler dans les broussailles, sur le côté de la piste. Il se retourna, les regarda, lui et Gallagher, puis il leur fit signe d’un lent et silencieux mouvement du bras. Red le dévisagea : sa bouche et ses yeux étaient sans expression, mais il y avait quelque chose d’impératif dans la tension et le port de son corps. Il s’accroupit et s’approcha en rampant de Croft. Quand ils furent réunis tous trois, Croft porta un doigt à sa bouche puis le pointa à travers une fente dans le feuillage. A quelque vingt-cinq mètres de là un petit creux leur apparut. C’était, au fait, une minuscule éclaircie au cœur de la jungle, et là, étendus par terre, la tête sur leurs sacs, trois soldats japonais reposaient tandis qu’un quatrième, un fusil en travers sur ses genoux, se tenait assis avec son menton dans ses mains jointes. Croft ne les quitta pas des yeux durant une longue seconde, puis il reporta son regard tendu sur Red et Gallagher. Sa mâchoire avait durci, et contre son oreille un cartilage palpita à plusieurs reprises. Il se défit doucement de son sac et. le posa en silence à ses pieds.
« Impossible de traverser ce fourré sans faire du bruit, chuchota-t-il d’une voix à peine perceptible. J’y Manque une grenade, puis on y va tous ensemble. Compris ? »
Ils approuvèrent de la tête, se défaisant de leurs paquetages. Red coula un regard à travers les broussailles qui les séparaient de l’éclaircie. Si la grenade manquait son but, ils s’offriraient tous trois aux coups des Japonais. Mais encore que tout son être s’insurgeât contre tout ce qu’impliquait cette situation, il n’y pensait guère. Cela ne se laissait pas penser. Ses réactions étaient toujours les mêmes dans l’instant qui précédait un combat ; il avait l’impression de bouger, de faire feu, d’exposer sa vie – et cependant il avançait. Et, comme toujours encore, une colère accompagnait cet état d’esprit, une rage contre son désir d’éviter le moment à venir. « Je suis pas pire qu’un autre », se dit-il, la mort dans l’âme. Il aperçut le visage de Gallagher, blanc de peur, et bien qu’il se sût tout aussi effrayé il ne put se défendre contre une surprenante sensation de mépris. Les narines de Croft s’étaient dilatées, et ses pupilles semblaient glacées et très noires. Red le haïssait ; il 1« haïssait pour la joie qu’il lui voyait.
Croft fit glisser une grenade hors de sa ceinture, tira la goupille de sûreté. Red coula de nouveau un coup d’œil à travers le taillis, regardant le dos des soldats japonais.
Il pouvait voir la face de celui qui se tenait assis, et cela ajoutait à l’irréalité du spectacle. Il eut la sensation que quelque chose l’étranglait. Le soldat japonais avait un visage plaisant et débonnaire, la tempe large, la mâchoire pesante ; il avait un air bovin, et ses mains semblaient épaisses, robustes, calleuses. De se savoir lui-même inaperçu, il éprouva le temps d’une seconde un vague et incongru sentiment de plaisir, à quoi
Weitere Kostenlose Bücher