Les Nus et les Morts
se mêlaient l’épouvante et la certitude que rien de tout cela n’était réel. Il ne pouvait pas croire que, dans quelques instants, ce soldat à la large et plaisante figure serait mort.
Croft ouvrit ses doigts, et la poignée de la grenade se détacha brusquement puis jaillit en l’air. La fusée péta à l’intérieur de la grenade, et un bruit de crachement creva le silence. Les Japonais sautèrent sur leurs jambes en poussant des cris, faisant des pas incertains dans le cercle étroit de la clairière. Red vit une expression de terreur sur le visage de l’un des soldats, il entendit le chuintement de la grenade qui se mêlait aux battements de son cœur, à la sonnerie dans ses oreilles, puis il se jeta par terre au moment où Croft lança la grenade. Il serra sa carabine, le regard intensément fixé sur un brin d’herbe. Il eut encore le temps de songer qu’il aurait dû nettoyer son arme, perçut un épouvantable hurlement, pensa au soldat à la large figure, puis il se trouva debout, fonçant et titubant à travers le fourré.
Ils s’immobilisèrent tous trois en bordure de la clairière. Les quatre soldats japonais étaient couchés sans mouvement dans le kunaï piétiné. Croft les contempla fixement, puis cracha avec calme. « Vas-y voir », dit-il à Red.
Red se laissa glisser dans le ravin où s’étalaient les corps des Japonais. Il vit au premier coup d’œil que deux des hommes étaient certainement morts ; l’un d’eux reposait sur son dos, avec ses mains agrippées sur ce qui avait été son visage, et qui n’était plus qu’une pâte sanglante ; l’autre était affalé sur le côté, avec une grande déchirure dans la poitrine. Les deux autres étaient tombés face à terre, sans qu’il pût voir leurs blessures.
« Achève-les ! cria Croft.
– Achève-les ! »
Red sentit un sursaut de colère. « Si c’était un autre que moi, le bâtard les aurait achevés lui-même », pensa-t-il. Il s’arrêta à côté de l’un des corps, abaissa sa carabine, appuya le bouton de mire sur la nuque du Japonais. Il avala un peu d’air, puis tira une rafale. Il ne sentit rien, sinon la vibration de l’arme dans ses mains. Après avoir tiré, il nota que c’était celui des soldats qui s’était tenu assis avec son fusil sur ses genoux. Pendant une seconde il se trouva à la limite d’une intense angoisse, mais il la refoula et s’avança vers le quatrième des corps.
Comme il le regardait, il se sentit remué par de nombreuses émotions, à la fois subtiles et fugitives. Si on lui avait posé la question, il eût sans doute répondu : « Non, j’ai senti rien du tout », mais il avait une raideur dans la nuque et son cœur battait rapidement. Un intense dégoût le soulevait contre ce qu’il était sur le point de faire, et cependant, tandis qu’il pointait le canon de son arme sur le crâne de l’homme, il avait le sentiment anticipé de quelque chose d’agréable. Il affermit son doigt sur la détente pour en rattraper le jeu, se raidissant pour le tir, pour l’instant où les balles ouvriraient des petits trous ronds dans ce corps et le feraient bouger et gigoter sous leur impact. Il anticipa toutes ces sensations, pressa la détente… et rien n’arriva. Son arme s’était enrayée. Il se mit à fourrager la culasse de sa carabine, quand le corps à ses pieds se retourna tout à coup. Il lui fallut une longue seconde pour se rendre compte que le Japonais n’était pas mort. Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre, l’expression vide et les traits agités d’un tic, puis le Japonais sauta sur ses jambes. Il y eut une fraction de seconde au cours de laquelle Red aurait pu l’assommer d’un coup de crosse, mais la surprise due a l’enrayement de son arme et la secousse qu’il éprouva de voir le soldat en vie, se combinèrent pour le paralyser. Il l’avait vu se lever, s’avancer d’un pas, et ce n’est qu’alors –ses muscles ayant enfin réagi – qu’il lança sa carabine sur le Japonais. Il le manqua, et les deux soldats, à trois mètres à peine l’un de l’autre, continuèrent à se regarder fixement.
Jamais plus il ne devait oublier le visage de ce. Japonais ; un visage décharné, à la peau étroitement tirée au-dessus des yeux et des pommettes et des narines, à l’air hagard et quêteur. Red n’avait jamais observé si intensément un visage d’homme ; si fixe était son regard, que le moindre défaut de
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