Les Nus et les Morts
il est peut-être en train de naître tout juste pendant que je suis en train de boire, mais sacré nom de Dieu la vérité vraie c’est que j’ai foutre jamais eu de veine. » Il fit entendre un petit gémissement de colère et se pencha en avant avec passion. « Dis, je me rappelle qu’y avait des temps où c’est que j’avais l’habitude de sortir pour faire un tour, et… je… je voyais des choses, et je savais que j’allais devenir quelqu’un de grand. » Il se tut amèrement. « Mais y avait toujours quelque chose qui m’a baisé. » Il se tut de nouveau, irrité, comme s’il cherchait ses mots, puis il détourna maussadement son regard.
Red se sentait très bu et très profond. « Je vous dirai une chose, les gars… pas un de vous arrivera jamais à rien. Z’êtes tous de bons gars, mais z’aurez toujours… le bout merdeux du bâton. Le bout merdeux du bâton, c’est tout ce que z’aurez. »
Croft partit d’un rire rugissant. « T’es un bon bâtard, Gallagher », cria-t-il d’une voix morne, tout en lui assenant une tape sur le dos. Il était en proie à une vaste et explosive gaieté qui embrassait tout. « Et toi t’es exactement, exactement un vieux coq, Wilson. T’es un sacré nom de Dieu de lécheur… » Sa voix était opaque, et les autres, malgré leur ivresse, le regardèrent avec un sentiment de malaise. « Je parie que t’es né avec ta tringle raide. »
Wilson fit entendre son petit rire : « C’est ce que je Suppose moi-même. »
Ils partirent tous d’un rire violent, et Croft secoua la tête comme pour la débarrasser d’un tumultueux vertige. « Je vas vous dire quelque chose, fit-il. Vous êtes tous de bons gars. Vous êtes tous des poules mouillées et vous êtes tous des jaunes, mais vous êtes de bons gars. Nom de Dieu, y a rien qui cloche avec vous. » Il esquissa un mince sourire qui lui mit la bouche de travers, puis il rit de plus belle et se paya une longue lampée. « Nom de Dieu, mange-Japonais que voici est le meilleur ami qu’un homme peut avoir. Mex ou pas Mex, tu peux pas le baiser.
Même vieux Red qu’est un navet de salaud de vieux fils de pute, et je vas le tuer un de ces jours, même vieux Red pense pas à mal tout stupide qu’il est. »
Une pointe de peur entama Red, et, le temps d’une seconde, il se trouva sur le qui-vive, comme sous l’action d’une fraise à forer qui taraude une dent. « Autant à ton service, Croft », dit-il.
Le rire de Croft fut intensément gai. « Voyez ce que je veux dire », remarqua-t-il.
Red retomba dans une somnolence chagrine. « Z’êtes foutre tous de bons gars », dit-il avec un vague mouvement de la main.
Croft, soudainement, partit d’un petit rire bête. C’était la première fois que les hommes l’entendaient émettre un tel son. « Comme l’a dit Gallagher, ce vieux con de fils de pute faisant patapouf dans la crasse pareil que s’il était un poulet à qui on a tout juste tordu le cou. »
Wilson pouffa avec lui. Il ne savait pas pourquoi Croft riait, mais il ne s’en souciait pas. Tout ce qui l’entourait était devenu diffus et incertain et plaisant. Il les aimait bien, les hommes qui buvaient avec lui ; supérieurs et aimables – tels ils lui apparaissaient à travers les remous langoureux de son esprit. « Vieux Wilson vous laissera jamais tomber », dit-il, riant sous cape.
Red renifla avec mépris et frotta le bout de son nez engourdi. Il ressentait une furieuse irritation contre un ensemble de choses trop nombreuses et trop subtiles pour qu’il pût les spécifier. « Wilson, t’es un bon pote, dit-il, mais nom de Dieu te vaux pas tripette. Je vas te dire une chose, tous tant qu’on est on vaut pas tripette.
– Red soûl, fit Martinez.
– T’as foutrement raison », cria Red. L’alcool le rendait rarement heureux. Sa mémoire reconstituait une morne enfilade de bars crasseux et de buveurs qui regardaient avec résignation le fond de leurs verres. Il revit l’opaque anneau à la base des verres, et, la paupière close, il les vit circuler dans son cerveau. Il se sentit osciller sous l’ivresse, ouvrit les yeux, se redressa violemment. « Allez vous faire foutre, tous tant que vous êtes », dit-il.
Ils ne firent pas attention à lui. Apercevant Goldstein qui, assis tout seul sous une tente, écrivait une lettre, Wilson parut soudainement honteux de faire ribote à part, sans avoir demandé aux autres membres de l’escouade de
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