Les Nus et les Morts
se mirent en devoir de remonter leurs tentes. Un poste de mitrailleuse se trouvait en face d’eux, et ils ne prirent pas la peine de se creuser des trous. Ils restèrent à souffler et à bavarder, et peu à peu la fatigue les envahit – accumulée au cours de la semaine. « Nom de Dieu, dit Wilson, tu parles d’un trou isolé, où c’est qu’ils nous ont mis. Je vous le dis moi, je voudrais pas y passer une lune de miel. »
Il se sentait agité. Il y avait un chatouillement dans sa poitrine, et la lassitude lui coupait les jambes et les bras. « Dis, annonça-t-il, pour sûr que je m’enverrais bien une jolie grosse bouteille de gnole. » Il allongea les jambes et bâilla un peu désespérément. « Savez quoi, fit-il, j’ai entendu dire qu’y a un sergent de mess ici qui fabrique de quoi faire pompette. » Personne ne lui répondit, et il se mit debout. « Je vas faire un tour et voir si je peux nous dégoter un peu de gnole. »
Red le regarda avec irritation. « Non, mais, et avec quel argent ? Je croyais que t’as perdu tout ton fric, là-haut. » Ils avaient joué au poker tous les jours.
Wilson se sentit offensé. « Dis voir, Red, déclara-t-il, j’ai jamais encore été à sec. Je suis joueur de poker, je prétends pas le contraire, mais je te parie qu’y a pas eaucoup qui peuvent se vanter de m’avoir baisé dans une partie. » Au fait, il avait perdu tout son argent, mais quelque obscur sentiment de fierté lui interdisait de l’admettre. Il ne pensait pas, pour l’instant, comment il allait payer le whisky, à supposer qu’il en trouvât. Ce qui l’intéressait en premier lieu, c’était de trouver la boisson. « Laisse-moi seulement voir la gnole, pensa-t-il, et je me débrouillerai bien pour la siffler. »
Il revint, tout souriant, au bout d’une quinzaine de-minutes. Il s’assit à côté de Croft et de Martinez, et se mit à battre le sol avec un bout de branche. « Dis donc, fit-il, y a un petit vieux sergent de mess qu’a un alambic dans la forêt là-bas. J’y ai parlé, et j’y ai fait dire son prix.
– Combien ? demanda Croft.
– Ben, je vas te dire, fit Wilson, c’est comme qui dirait cher… mais c’est de la bonne camelote. Il fricote ça avec des pêches de conserve et des abricots et des raisins et un tas de sucre et de levure. Il m’en a fait goûter. C’est du bon.
– Combien ? demanda Croft de nouveau.
– Ben, voilà, il veut vingt-cinq de ces livres pour trois bidons pleins. J’ai jamais pu calculer ces sacrées livres, mais je dois dire que c’est pas beaucoup plus de cinquante dollars. »
Croft cracha. « Mon œil, cinquante dollars. C’est quatre-vingts. C’est joliment salé pour trois bidons seulement. »
Wilson approuva de la tête. « Sûr, mais puis quoi, on sera quand même bousillés demain. » Il fat une petite pause avant que de reprendre : « Dis, on peut s’y mettre avec Red et Gallagher, alors ça sera cinq livres par tête de pipe parce qu’on sera cinq. Cinq fois cinq, vingt-cinq, pas vrai ? »
Croft réfléchit. « Si Red et Gallagher en sont, Martinez et moi on est du tas. »
Wilson s’en fut parler à Gallagher, et il le quitta avec cinq livres australiennes dans la poche. Il s’arrêta pour faire la causette avec Red, mentionna le prix. « Cinq livres par tête de pipe pour trois pouilleux bidons ? explosa Red. Wilson, pour vingt-cinq livres tu peux avoir cinq bidons.
– Te sais bien qu’on peut pas, Red. »
Red jura. « Et toi, comment qu’elle est la couleur de tes cinq livres, Wilson ? »
Wilson lui montra l’argent de Gallagher. « La voilà, Red.
– Ça sera-t-il pas le pèse de l’un des gars, dis donc ? »
Wilson soupira. « Honnêtement, Red, je sais pas comment diable tu peux penser des choses comme ça d’un pote. » Il était, ce disant, tout à fait sincère.
« Bon, voilà un billet de cinq », grogna Red. Il croyait toujours que Wilson mentait, mais c’était, après tout, sans importance. Il avait besoin de se saouler de toute façon, et il n’avait pas l’énergie de se mettre lui-même en quête de gnole. Son corps se raidit au souvenir de la panique qui s’était emparée de lui quand, sur la piste où il s’en allait tout seul, il avait entendu le coup de feu tiré par Croft. « N’importe comment, on ne fait jamais que se baiser les uns les autres. » Il ne pouvait pas oublier la mort du Japonais. Il y avait là quelque chose qui
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