Les Nus et les Morts
clochait. Puisque le Japonais n’avait pas été tué sur le coup, il devait être fait prisonnier. Mais il y avait autre chose. II n’aurait pas dû s’en aller. Toute une semaine là-haut, la nuit sur la rivière, les tueries. Il soupira lourdement. Que
Wilson se donne du bon temps. Il devenait difficile de s’en donner, du bon temps.
Wilson se fit remettre le restant de la somme par Croft et Martinez, se munit de quatre bidons vides, s’en fut voir le sergent de mess. Il lui versa la somme convenue de vingt livres et s’en revint avec quatre bidons pleins. Il en cacha un dans sa tente, sous une couverture pliée, puis il rejoignit les autres, détacha les bidons de sa ceinture. « On fera mieux de les vider dare-dare, dit-il. Cet alcool il peut bouffer le métal. »
Gallagher prit une lampée. « Avec quelle ordure que c’est fait ? demanda-t-il.
– Oh ! c’est de la bonne camelote », l’assura Wilson. Il but une longue gorgée et exhala avec satisfaction. L’alcool se répandit dans son gosier et sa poitrine et se déposa tièdement dans son estomac. Une sensation de bien-être se propagea en spirale dans ses membres, et une joyeuse chaleur commença à détendre son corps. « Dis, ça me fait du bien », fit-il. Avec la lampée dans son ventre, et la conscience que d’autres lampées allaient suivre, il se sentait du génie. Un désir lui venait d’aborder des sujets philosophiques. « Te sais, dit-il, le whisky c’est le genre de chose qu’un gars y devrait pas s’en passer. C’est ça qui cloche avec cette nom de Dieu de guerre : y a pas moyen de moyenner et de se payer de bon temps même si ça fait pas de mal à personne. »
Croft grommela dans sa barbe et essuya le goulot du bidon avant que d’y boire. Red laissa couler un peu de terre entre ses doigts. L’alcool avait une saveur douce et rêche qui lui écorchait le gosier et dilatait son irritation. Il frotta son nez rouge et lourdaud, puis cracha coléreuse-ment. « Y a personne qui te demandera ce que tu veux faire, dit-il à Wilson. Tout ce qu’ils savent, c’est t’envoyer te faire crever le cul. » Le temps d’une seconde il revit les cadavres dans la clairière verdoyante, l’air nu de la chair lacérée. « Te fais pas d’idées, dit-il. Un gars est pas plus important qu’un sacré nom de Dieu de clebs. »
Gallagher se rappelait comment les jambes et les bras du prisonnier japonais avaient frémi dans la seconde où Croft avait tiré. « Exactement comme un foutre de poulet à qui on tord le cou », marmotta-t-il hargneusement.
Martinez leva la tête. Son visage était cave, et il y avait des ombres sous ses yeux. « Pourquoi toi pas te taire ? demanda-t-il. Nous voir même chose que toi. » Sa voix, presque toujours calme et polie, eut une note bilieuse et stridente qui étonna Gallagher et le fit se taire.
« Faisons circuler le bidon », suggéra Wilson. Il l’inclina et le pompa jusqu’à la dernière goutte. « Je crois qu’il faut déboucher un autre bidon, soupira-t-il.
– On a tous payé pour la gnole, dit Croft. Faut que chacun boit sa part. » Wilson pouffa.
Ils restaient assis en rond, se passant le bidon de temps à autre, parlant d’une voix paresseuse et indifférente qui commença à s’empâter avant qu’ils eussent fini leur deuxième gourde. Le soleil s’abîmait du côté de l’Ouest, et pour la première fois cet après-midi les arbres et les tentes en toile imperméable d’un vert noirâtre se mirent à projeter des ombres. Accroupis à une trentaine de mètres de là, Goldstein et Ridges et Wyman se parlaient à voix basse. De temps à autre un bruit filtrait à travers l’îlot des palmiers, – camion grimpant le long du chemin qui. menait au bivouac, exclamation de quelque soldat en corvée. Tous les quarts d’heure une batterie faisait feu au loin, et chacun attendait inconsciemment l’explosion de l’obus. Rien ne s’offrait à leur vue, hormis le fil barbelé en face d’eux et l’épaisse broussaille au-delà de la palmeraie.
« Ben, demain on sera de retour à la compagnie… dit Wilson. Buvons à notre retour.
– J’espère qu’on passera le reste de la campagne à trimer sur cette foutre de route », fit Gallagher.
Crôft promena rêveusement un doigt sur son ceinturon. L’excitation qu’il avait ressentie après le meurtre du prisonnier s’était évanouie au cours de la marche, pour se changer en une morne et creuse
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