Les Nus et les Morts
épatant.
Dehors, dans le frais matin, des camions vrombissent sur la Dixième Avenue. Le bruit du trafic a une qualité matinale. Jésus, c’est bon, dit-il à haute voix.
T’aimes ça, hein, Red.
Oui.
Elle tâte son verre. Ecoute, Red, j’ai vu un avocat hier pour mon divorce avec Mike.
Oui ?
Je peux l’avoir pour une centaine de dollars, le divorce, un peu plus peut-être, mais est-ce que je dois, je veux dire bon Dieu à quoi bon si ça sert à rien, ou peut-être mieux vaut pas.
Je sais pas, petite, lui dit-il.
Red, je te demande pas de te marier, tu sais que je te chamaille pas, mais faut que je pense à l’avenir.
Tout recommence pour lui. Le choix de nouveau, et c’est admettre que tout est fini. Je sais pas, Lois, c’est la vérité vraie. Je t’aime beaucoup et t’es une brave fille, je dirai jamais le contraire, et t’as bien raison, mais faut que j’y pense. Je suis pas fait pour rester sur place, je sais pas, y a quelque chose, que je sais pas, c’est comme qui dira qu’on a un grand pays.
Faut que te seras juste, Red. Faut que tu me dis si c’est oui ou non.
Mais la guerre arrive avant qu’il ait pris sa décision. Cette nuit-là tous les poivrots de l’asile sont fort excités.
J’étais sergent dans la dernière, je vas les voir et leur demander qu’ils me reprennent.
Tu parles, ils te feront commandant.
Je te le dis, Red, ils ont besoin de moi. Ils auront besoin de nous tous.
Quelqu’un fait circuler une bouteille, et Red, spontanément, envoie l’un d’eux avec un billet de dix dollars pour acheter du whisky.
Lois pourrait les employer, ces dix dollars, et puis il connaît la chanson. S’il se marie avec elle il ne sera pas mobilisé, mais il n’est pas encore vieux, il n’est pas si fatigué que cela. Quand on est dans la guerre, on bouge.
There s a long long trail awinding , chante un des clochards.
On va y donner un grand coup de balai, on m’a dit qu’y n des nègres là-bas à Washington, c’est un fait, j’ai lu dans les journaux qu’ils ont un nègre là-bas qui dit aux blancs ce qu’il faut faire.
La guerre mettra bon ordre à tout ça.
Eh, peau de balles, intervient Red. C’est les grosses huiles qui vont se sucrer une fois de plus. Mais il est excité. Adieu, Lois. Pas d’alliances q. ui emberlificotent.
Et Jackie aussi. Un petit pépin de misère". Mais si tu t’arrêtes de bouger, tu crèves.
Bois un coup.
C’est ma gnole, meugle Red. Qu’est-ce que tu veux dire – bois un coup ! (Rires.)
Sa dernière permission, avant son embarquement, il la passa en vadrouillant dans les environs de San Francisco. Il escalada le sommet de Telegraph Hill, frissonnant dans la brise automnale qui soufflait sur la hauteur. Il suivit (les yeux un bateau citerne qui piquait vers le Golden Gate, puis il reporta son regard vers l’Est lointain, par-delà l’Oakland. (Après Chicago le pays était plat sur un millier de milles, depuis l’Illinois par le Iowa jusqu’à mi-chemin dans le Nebraska. On ouvrait un magazine, on le lisait tout un après-midi, et quand on regardait par la fenêtre du train le pays apparaissait exactement le même qu’au départ. Puis la plaine se mettait à onduler doucement, les champs s’isolaient et devenaient des collines, et au bout d’un millier de milles on roulait en pleine montagne. Et, en cours de route, on passait les abruptes collines qui se massaient dans le Montana.) Peut-être je devrais leur écrire une lettre. Ou Loïs.
Eh, on ne regarde pas en arrière.
Deux enseignes et deux jeunes filles en manteaux de fourrure riaient et s’embrassaient à l’autre bout de la crête pavée de Telegraph Hill. Je ferai aussi bien de descendre.
Il se promena dans Chinatown, finit par échouer dans un burlesque. C’était un mardi après-midi, et la salle était presque déserte. Les filles dansaient sans entrain, les comédiens bafouillaient leur texte. Après le dernier tableau et un finale on redonna les lumières, et les colporteurs se mirent à vendre du chocolat Nestlé et des illustrés. Red resta sur son siège et piqua un somme. Quel sale trou.
Il n’avait rien à faire, et tout au long du film il pensa au navire qui devait bientôt appareiller. On continue à rouler sa bosse et on sait jamais ce qu’y a au bout. Quand on est gosse y a personne qu’est capable de t’apprendre rien du tout, et quand on est plus gosse c’est comme si c’était du tout vu. Faut se contenter de pousser de l’avant
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