Les Nus et les Morts
Leary. Il se tut, se toucha la lèvre, puis tout à coup il s’assit. « Mon fils, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. »
Gallagher ressentit un froid. « Qu’est-ce qu’il y a, mon père ?
– Voyez-vous, mon fis, bien des choses sont difficiles à comprendre. Mais on doit les accepter avec humilité et croire qu’il y a de justes raisons à cela, que Dieu comprend et voit et fait ce qui est pour le mieux alors même que cela nous paraît incompréhensible. »
D’abord mal à l’aise, Gallagher devint brusquement frénétique. Toutes sortes de pensées foliés lui traversèrent l’esprit. « Ma femme m’a pas quitté, n’est-ce pas ? » bé-gaya-t-il. A peine formulée, sa question lui fit honte.
« Non, mon fils. Quelqu’un est mort.
– Ma mère ? »
Le père Leary secoua la tête. « Non, pas vos parents. »
Gallagher pensa que son enfant était mort en naissant. Il éprouva une vive sensation dé soulagement. « C’est pas si terrible », se dit-il. Le temps d’une seconde il se redemanda sottement si le père Leary ne l’avait pas fait venir pour lui offrir une place d’assistant.
« Non, mon fils. Je crains que ce ne soit votre femme. »
Les mots glissèrent sur lui sans l’entamer. Il resta assis, sans réagir, ne pensant à rien. Un insecte passa en bourdonnant à travers les rabats repliés de la tente, et il le suivit du regard. « Qu-quoi-oi ? demanda-t-il.
– Votre femme est morte en couches, Gallagher, dit le père Leary, regardant au loin. Mais on a sauvé votre enfant.
– Mary était pas très forte », dit Gallagher. Le mot c morte » se forma en lui, parce que ce mot avait acquis une valeur unique dans son imagination, il vit Mary qui frissonnait et se contractait comme le soldat japonais tué dans la clairière. Il se mit à trembler irrésistiblement. « Morte », dit-il. Le mot était dénué de sens. Il demeurait immobile et étourdi ; ses pensées s’étaient retranchées dans quelque profond repli de son esprit, et les paroles de l’aumônier glissaient inefficacement sur la face anesthésiée de sa cervelle. Il eut l’impression, pendant plusieurs secondes, qu’on lui racontait une histoire qui ne l’intéressait guère. Assez bizarrement, la seule chose qui le préoccupât c’était de paraître dégourdi, pour impressionner l’aumônier. « Ohhhhhh, prononça-t-il finalement.
– Je n’ai reçu que des renseignements très superficiels, mon fils, mais je vous donnerai les détails dès que j’en apprendrai davantage. Il est pénible d’être si loin de chez soi, et de ne pas pouvoir embrasser ses bien-aimés une dernière fois.
– Oui, c’est dur, mon père », dit Gallagher machinalement. Comme au point du jour on distingue peu à peu les objets autour de soi, la signification de ce qu’il venait d’entendre se révélait lentement à son esprit. Il commençait à comprendre que quelque chose de funeste était arrivé, et il pensa – j’espère que Mary se tracasse pas à cause des nouvelles. Il se rendit soudain compte que Mary ne se tracasserait pas, et, face à ce déni, il ^ut un mouvement de recul. Il regardait d’un air hébété la chaise sur laquelle se tenait l’aumônier. Comme s’il avait été à l’église, il coula un coup d’œil sur ses mains et s’efforça d’assumer une expression sérieuse.
« La vie continue. Que votre enfant ait été sauvé, voilà qui n’est pas sans signification. Si vous le désirez, je me renseignerai pour savoir qui prendra soin de l’enfant. Peut-être pourrions-nous obtenir que vous partiez en permission. »
Gallagher reprit courage. Il verra sa femme. Mais Mary était morte. Cette fois-ci il ne recula pas devant la contradiction. Assis sans bouger, il pensait que la lumière était belle le matin tandis qu’il grimpait dans le camion, et, vaguement, il comprit qu’il souhaitait le retour de cet instant.
« Mon fils, il faut avoir du courage.
– Oui, mon père. » Il se leva. Il ne sentait pas la plante de ses pieds, et quand il se passa la main sur la bouche, elle lui parut enflée et méconnaissable au toucher. Il eut un instant de panique, puis il pensa au serpent dans la grotte. « Je parie que le docteur était un foutre de Yid », se dit-il. Encore qu’il l’eut aussitôt oubliée, cette réflexion lui procura une agréable sensation de droiture. « Eh bien, merci mon père, dit-il.
– Retournez à votre tente et
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