Les Nus et les Morts
vaine ; il fut informe par le G. Q. G. que la Croix-Rouge avait enquêté sur le cas, et que les parents de Mary s’étaient chargés de l’enfant. Finalement, lui aussi se contenta d’observer Gallagher.
Et Gallagher errait de-ci, de-là, absorbé par des choses dont il ne parlait pas, et on le surprenait qui souriait parfois à quelque secret savoir de lui seul connu. Ses yeux avaient rougi, et ses paupières semblaient écorchées sur son regard coléreux. Il se mit à avoir des cauchemars, et une nuit Wilson se réveilla en l’entendant gémir : « S’il vous plaît mon Dieu, vous ne pouvez pas la laisser mourir, je serai un bon gars, je jure que je serai un bon gars. » Frissonnant d’horreur, Wilson mit la main sur la bouche de Gallagher. « T’as un cauchemar, petit vieux, chuchota t-il.
– – Oui, bon. » Il se tut, et Wilson se promit de raconter -la chose à Croft. Mais, le matin suivant, Gallagher se montra solennel et paisible et il travailla d’arrache-pied sur la route. Wilson garda l’incident pour lui.
Un ou deux jours plus tard la section fut envoyée sur la plage, en corvée de déchargement. Gallagher avait reçu la veille la dernière lettre de sa femme, et il s’efforçait de trouver assez de courage pour la lire. Il était préoccupé et distrait ; il ne fit pas attention à ce qui se disait dans le camion, et bientôt après leur arrivée sur la plage il abandonna le chantier. Ils déchargeaient des caisses d’approvisionnement d’un canot d’atterrissage, et le poids du fardeau qui opprimait ses épaules l’avait irrité. Il laissa choir la caisse qu’il était en train de porter, grommela : « Va te faire foutre », et se mit en route.
« Où que tu vas ? cria Croft après lui.
– Je sais pas, je vais revenir. » Il parla sans se retourner, et comme s’il avait voulu éviter d’autres questions, il prit le trot. Au bout d’une centaine de mètres il se sentit soudainement fatigué, et il se remit au pas. Au tournant de la plage il jeta un coup d’œil désintéressé en direction des hommes au travail. Plusieurs canots d’atterrissage, leur moteur en marche, se balançaient contre le rivage, et deux colonnes d’hommes allaient et venaient entre les embarcations et le dépôt d’approvisionnement,
Une brume courait sur la mer, dérobant à la vue les quelques cargos qui chassaient sur leur ancre, au large. Il s engagea dans le tournant, aperçut plusieurs tentes d’escouade à la lisière de la plage. A travers les rabats roulés il put distinguer, allongés sur des couchettes, des hommes qui se parlaient. « 529" Compagnie de Camionnage », lut-il machinalement. Il soupira, tout en continuant à marcher. « Ces nom de Dieu de camionneurs l’ont toutes les veines », se dit-il dans une vraie amertume.
Il passa à l’endroit de la plage où Hennessey avait été tué. Il éprouva un accès de pitié, et il s’arrêta, faisant couler un peu de sable entre ses doigts. « Jeune gars, a même pas connu comment qu’elle est cette foutue existence », pensa-t-il. Il se rappela soudainement que lorsqu’ils eurent déplacé le corps d’Hennessey pour le protéger des vagues, son casque avait roulé sur le sable avec un bruit mat et cendreux. « On crève, et c’est tout ce qu’on a. » Le souvenir lui revint de la lettre dans la poche de sa chemise, et il se mit à trembler. Il avait jeté un coup d’œil sur le cachet de la poste, et il savait (que cette lettre était la dernière que Mary lui avait écrite. « Peut-être qu’elle en a écrit une autre encore », pensa-t-il, envoyant la pointe de sa chaussure dans le sable. Il s’assit, regarda autour de lui de l’air méfiant d’un animal sur le point de viander dans sa tanière, déchira l’enveloppe. Le bruit du papier grinça à même ses nerfs ; il devenait conscient du caractère définitif de chacun de ses gestes. Tout à coup il se rendit compte de l’ironie de son apitoiement sur Hennessey. « J’ai mes propres enmerdements », grommela-t-il. Les feuillets de la lettre semblaient sans consistance entre ses mains.
Il relut deux fois le dernier paragraphe : « Roy, chéri, ça sera la dernière lettre que je t’écrirai avant deux ou trois jours, les douleurs ont commencé y a juste un petit moment et Jamie est descendue chercher le docteur New-come. J’ai terriblement peur paceque il a dit que ça sera difficile, mais te tourmente pas paceque tout ira bien, je le
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