Les Nus et les Morts
devint conscient qu’elle était bel et bien morte et qu’il ne la reverrait plus. L’idée de sa mort le traversa sans rencontrer de résistance, pareille à un torrent d’eau quand on baisse les écluses. Il s’entendit sangloter, et l’instant d’après il perdit conscience du bruit où s’exprimait son angoisse. Il ne ressentait plus qu’une vaste peine qui l’adoucissait, qui dissolvait les kystes de son amertume et de ses ressentiments et de sa peur, qui le coucha sur Je sable et le faisait pleurer. Le souvenir de Mary lui revenait, un souvenir plus doux, plus aimable ; il se rappelait le rythme lourd et liquide de leurs corps dans la chaleur de l’amour, il comprenait maladroitement le sens de son sourire quand elle lui passait sa musette, le matin, alors qu’il partait au travail ; il se rappelait la triste, l’attachante tendresse qui les rapprocha l’un de l’autre lors de la dernière nuit de sa dernière permission, avant son embarquement. Ils avaient fait une promenade au clair de lune dans le port de Boston, et il se rappelait, le cœur battant, comment ils s’assirent en silence face à la poupe d’un navire, se tenant par la main avec une tendre et attentive quiétude, regardant la turbulence du sillage sous le battement de l’hélice. « Elle était une bonne fille », se dit-il. Il se disait, sans formuler ses pensées, que jamais personne ne l’avait si pleinement compris, et il goûtait un secret soulagement à se rendre compte que, bien qu’elle l’eût compris, elle l’avait tout de même aimé. Cela rouvrit sa blessure, aiguisant le sentiment de sa perte. Il se vautrait sur le sable et pleurait amèrement, ne sachant pas où il était, sentant une peine énorme par tout son corps. Çà et là il pensait à la dernière lettre de Mary, ce qui provoquait en lui un nouveau spasme de douleur. Il resta ainsi à pleurer presque toute une heure.
Il s’épuisa finalement, et se sentit calme et purgé. Pour la première fois il se souvint qu’il avait un enfant, se demandant de quel sexe il était, et l’air qu’il avait. Pendant un instant il éprouva une joie délicate, pensant – si c’est un garçon je vas l’entraîner de bonne heure, il sera un professionnel de base-ball, c’est là-dedans qu’y a le pognon. Ses pensées s’effilochaient, faisant le vide et la paix dans sa tête. Il regarda maussadement la jungle dans son dos, se demandant le temps qu’il lui faudrait pour retrouver la section. Le vent soufflait encore sur la plage, et ses émotions se faisaient vagues et fluides. Il était triste de nouveau, songeant à des choses froides et solitaires comme le vent sur une plage hivernale.
« C’était une honte qu’un tel malheur fût arrivé à Gallagher », pensait Roth. Les hommes avaient pris une heure de repos pour casser la croûte, et Roth s’en fut faire une promenade le long de la plage. Il se rappelait l’expression de Gallagher, quand celui-ci rentra de sa vadrouille. Ses yeux étaient très enflammés ; il était visible qu’il avait pleuré. « Et pourtant il prend très bien la chose, pensa Roth en soupirant. C’est un garçon ignorant, pas d’éducation, aux sentiments sans doute rudimentaires. » Il secoua la tête et continua de patauger dans le sable. Son air absorbé, son menton sur sa poitrine, faisaient ressortir l’apparence contrefaite de son dos.
Le grand, nuage s’était dissipé qui, le matin, avait obscurci le ciel, et la chaleur du soleil pesait lourdement sur son képi. Il s’arrêta, s’épongea le front. Ce climat tropical est traître, pensa-t-il. Très malsain, miasmatique. Il avait mal aux bras et aux jambes d’avoir coltiné des caisses, et de nouveau il soupira. « Je suis trop vieux pour ce genre de choses. C’est bon pour quelqu’un comme Wilson ou Ridges ou Goldstein même, mais ça n’est pas fait pour moi. » Un sourire de travers monta sur ses lèvres. « Je l’ai mal jugé ce Goldstein, se dit-il, il est très bien bâti pour un garçon de son poids, il est costaud, mais il a changé, je ne sais pas ce qui lui arrive. On le voit maussade tout le temps, il y a quelque chose qui le harasse depuis qu’il est rentré du front avec la première escouade. C’est le combat, je suppose ; ça vous change un homme. Et c’était un garçon si composé quand je l’avais rencontré, un vrai enfant de chœur, prêt à s’entendre avec tout le monde. Il faut se méfier de ses premières
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