Les Nus et les Morts
à manifester sa déférence à Brown, à l’approuver en toutes choses ; mais, étant devenu conscient de son hypocrisie, il se sentit un peu mal à l’aise dans son rôle. Désormais il se rendait compte quand Brown disait des bêtises notoires, et il ne tarda pas à exprimer ses propres opinions. Avec le temps, il se mit à faire de l’épate.
Il exhala posément la fumée de sa cigarette, et répéta : « Voui, tu deviens tout comme Roth. » Brown ne répondit pas, et Stanley cracha. « Je te dirai quelque chose à propos de Roth », fit-il. Sa parole était devenue péremptoire, comme celle de Brown. « C’est pas vraiment un mauvais bougre, seulement il a pas de couilles au ventre. C’est le genre de type qui se casse toujours le nez parce qu’il ose pas prendre ses risques.
– Te fais pas des idées, mon pote, lui dit Brown. Y a pas beaucoup de types qui veulent courir le risque quand s’agit de sauver la peau de ses fesses.
– Nix, je veux pas dire ça, fit Stanley. T’as qu’à voir comment qu’il était dans le civil. Il voulait se pousser de l’avant comme toi et moi, mais il a pas eu l’estomac de tenir bon. Il est trop prudent. Il faut savoir s’y prendre, si on veut enlever le morceau.
– Qu’est-ce que t’as donc enlevé toi ?
– J’ai pris mes risques, et j’ai gagné au jeu. »
Brown rit. « Sûr, t’as baisé une poule quand son mari était en voyage. »
Stanley cracha de nouveau – une habitude qu’il contracta chez Croft. « Je m’en vais te dire quelque chose. Tout de suite après que Ruthie et moi on s’est mariés, on a eu l’occasion d’acheter un lot de meubles à un type qui quittait le pays, une occase de première, mais le type voulait du comptant. J’avais pas l’argent nécessaire, et mon vieux pouvait pas m’en donner à ce moment-là. Pour à peu près trois cents dollars on avait le mobilier da tout un salon qui, neuf, devait valoir son billet de mille. Tu sais, ça fait de l’impression quand t’invites du monde.
Qu’est-ce que tu penses que j’ai fait ? Que je suis resté à me tourner les pouces, disant que c’est dommage et tant pis ? Foutre non. J’ai pris l’argent au garage où je travaillais.
– – Qu’est-ce que tu veux dire t’as pris l’argent ?
– – Oh ! c’était pas si compliqué si tu savais ouvrir l’œil. J’étais le facturier de cette boite, et on y encaissait dans les mille dollars par jour en réparations. C’était un grand garage. J’ai pris l’argent dans le tiroir-caisse, et j’ai pas comptabilisé les rentrées sur trois voitures qui totalisaient les trois cents dollars. Le lendemain, pour boucher le trou, j’ai fait les rentrées de la veille, et j’ai pas marqué quelques rentrées du jour.
– Combien de temps t’as fricoté comme ça ? demanda Brown.
– Pendant deux semaines entières. Qu’est-ce que t’en dis, hein ? Y avait des jours où les rentrées étaient pas fameuses, et je suais sang et eau parce qu’avec les trois cents dollars qui manquaient à l’appel, il restait lias grand-chose dans la caisse. Sûr, j’avais toujours les factures de la veille comme si elles étaient pas encore payées, mais y avait parfois si peu de voitures en réparation que ç’aurait fait drôle si quelqu’un avait mis le nez dans mes livres ce jour-là.
– Bon, et comment tu t’en es tiré ?
– Tiens-toi bon ou ça va te renverser : j’ai fait un emprunt de trois cents dollars garanti par les meubles que je venais d’acheter, et quand j’ai eu l’argent je l’ai remis en place. Quant à l’emprunt, je l’ai repayé par des versements mensuels. Voilà comment j’ai eu mon mobilier pour une crotte de bique, et tu parles si ç’a tapé dans l’œil des gens. Je l’aurais jamais eu, mon salon, si j’avais pas pris mes risques.
– C’était bien joué », admit Brown. Il était impressionné : il y avait là un côté de Stanley qu’il avait ignoré.
« Il fallait avoir du nerf pour le faire, tu peux me croire », dit Stanley. Il se rappelait ses nuits blanches, quand, pendant deux semaines, il n’arrêta pas de se faire de la bile. Toutes sortes de craintes l’avaient obsédé. Dans les heures noires du petit matin ses manipulations d’argent devenaient confuses et incompréhensibles ; sans cesse il revenait aux altérations commises dans ses livres comptables, et chaque fois il se faisait l’impression d’y découvrir de nouvelles
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