Les Nus et les Morts
rendit compte que les hommes avaient fait leur litière. Ils avaient amélioré leurs bivouacs, creusé des fossés de drainage, installé des toits au-dessus des trous de garde, et dans certaines compagnies il vit des chemins de caillebotis recouvrant la boue. De tout cela les hommes n’auraient rien fait, s’ils s’étaient attendus à déménager. Cela voulait dire sécurité et permanence, ce qui à son tour se traduisait par un très dangereux changement dans leur attitude. Une fois que les hommes faisaient halte et restaient assez longtemps sur place pour que celle-ci assumât â leurs yeux un caractère familier, il devenait infiniment plus difficile de les ramener au combat. « Ils sont comme des chiens dans leur chenil, décida Cummings ; ils aboieraient avec hargne à tout ordre qu’on leur donnerait. » Chaque jour qui s’écoulait sans quelque changement fondamental sur la ligne du front menaçait d’accroître leur apathie, mais Cummings se savait temporairement sans pouvoir. Après une préparation intensive il avait monté une attaque de grande envergure : feu croisé d’artillerie, support de quelques bombardiers qui ne lui furent accordés qu’à la suite de pas mal de plaidoiries, tanks, troupes de réserve, et au bout de la journée l’entreprise échoua ; les troupes, s’immobilisant devant la plus insignifiante des résistances, ne réussirent à s’avancer que d’un quart de mille dans un seul petit secteur. Ceci fait, les pertes comptées, les altérations secondaires du front consolidées, Cummings eut toujours la Ligne Toyaku en face de lui, intacte, hors d’atteinte. C’était humiliant.
C’était, à vrai dire, désastreux. Les communications en provenance du corps d’armée se faisaient progressivement impatientes. Bientôt, comme un embouteillage routier, cette pression remonterait tout le long du chemin jusqu’à Washington, et Cummings pouvait imaginer sans difficulté les conversations tjui se donneraient libre cours dans certains bureaux de l’état-major général de l’armée. « Eh bien, qu’est-ce qui se passe là-bas, comment est-ce déjà, Anopopéi, qu’est-ce qui les arrête, quelle division, Cummings, Cummings, eh bien, qu’on le dégomme et qu’on y mette quelqu’un d’autre. »
Rien n’était plus dangereux que de laisser les troupes dans l’oisiveté pendant toute une semaine, il le savait ; mais, ce risque, il dut le prendre en attendant que la route fût terminée, – et cela avait agi en boomerang. Le choc en retour entama profondément son assurance. La réaction, la plupart du temps, lui paraissait à peine croyable ; il souffrait les étonnements et les terreurs du conducteur qui découvre que sa machine se dirige d’elle-même, partant et s’arrêtant de son propre chef. Il le savait d’ouï-dire, l’histoire militaire regorgeait de ces contes-à-ne-pas-lire-la-nuit, mais il n’avait jamais imaginé que cela pût lui arriver à lui. C’était invraisemblable. Cinq semaines durant la division avait fonctionné comme un prolongement de son propre corps ; et, soudain, apparemment sans cause, ou du moins par suite de causes trop intangibles pour qu’il pût en saisir le mécanisme, ses sens ne répondaient plus à l’appel. De quelque manière qu’il se prît pour remodeler ses unités, les hommes s’affaissaient comme une masse réfractaire au modelage, pareille à une chiffe trop molle, trop floue pour conserver la moindre consistance. La nuit, allongé sur son lit de camp en quête d’un sommeil qui ne venait pas, son impuissance le mettait au supplice ; il brûlait, il se consumait au feu stérile de sa rage. Une nuit il lui arriva de rester pendant des heures comme un épileptique qui sort de son coma, ses mains se prenant et se déprenant sans cesse, ses yeux fixés sur l’incertaine silhouette de la faîtière de sa tente. La puissance, l’intensité des impulsions qui le travaillaient, indicibles, frustrées, semblaient courir à travers ses membres, cognant avec une fureur insensée contre les limites de son corps. Il voulait tout tenir sous son contrôle, tout, eL il ne pouvait même pas diriger six mille hommes, (‘.’était à croire qu’un seul d’entre eux eût été capable de contrarier ses efforts.
En lançant cette attaque, en faisant patrouiller ses troupes constamment, il avait fait de furieuses tentatives pour ressaisir la situation ; mais, tout au fond de lui-même, sans se l’avouer, il
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