Les Nus et les Morts
débloquer, l’exprimer. L’énergie cinétique d’un pays est son organisation, la coordination de ses efforts, votre épithète – le fascisme. » Il déplaça légèrement sa chaise. « Historiquement, le but de cette guerre est de traduire l’énergie potentielle de l’Amérique en énergie cinétique. Le concept fasciste, bien plus solide que le concept communiste quand on y regarde de près parce qu’il est fermement ancré dans la nature réelle de l’homme, s’est tout bonnement manifesté dans un pays qui n’y était pas prêt, un pays qui ne possède pas assez de puissance potentielle intrinsèque pour lui donner tout son essor. Avec les frustrations fondamentales dues aux moyens physiques limités, les excès étaient inévitables en Allemagne. Mais le rêve, le concept, étaient parfaitement sains. » Il se tamponna la bouche. « Comme vous ne l’avez pas si mal dit, Robert, il y a là un processus d’osmose. L’Amérique absorbera ce rêve, elle est en train de l’absorber. Quand on a créé de la puissance, du matériel, des armées, cela ne dépérit pas de soi-même. Notre vacuité, en tant que nation, s’emplit de puissance libérée, et je puis vous affirmer que nous avons quitté les arrière-eaux de l’histoire.
– Nous devenons destinée, pas ? dit Hearn.
– Précisément. Les courants, une fois libérés, n’iront pas en se résorbant. S’en écarter, équivaut à tourner le dos à la vie. Croyez-moi, j’ai étudié mon problème. Tout au cours du siècle dernier l’ensemble du processus historique tendait vers une consolidation toujours plus grande du pouvoir. Pouvoir physique pour ce siècle-ci, une extension de notre univers, et un pouvoir politique, une organisation politique pour y faire face. En Amérique les hommes au pouvoir, je puis vous le dire, deviennent, pour la première fois dans notre histoire, conscients de leurs buts véritables. Voyez. Après la guerre notre politique extérieure deviendra bien moins travestie, bien moins hypocrite qu’elle n’a jamais été. Nous n’allons plus couvrir les yeux de la main gauche, tout en armant notre droite de la griffe impérialiste. »
Hearn haussa les épaules. « Vous croyez que les choses se feront si aisément que cela ? Sans opposition ?
– Avec bien moins d’opposition que vous ne pensez. Le seul axiome que vous me semblez avoir acquis au collège, c’est que chacun est malade et corrompu. Et cela est raisonnablement vrai. Seuls les innocents sont sains, et l’homme innocent est d’une race qui s’éteint. Laissez-moi vous dire que, dans sa presque totalité, l’humanité est morte, n’attendant qu’à être exhumée.
– Et les rares privilégiés ?
– Quelle est, d’après vous, l’aspiration la plus profonde de l’homme ? »
Hearn sourit, son regard tâtant celui de Cummings. « Une bonne paire de fesses, probablement. »
La réponse écorcha la peau de Cummings, levant des fourmillements dans sa chair. Absorbé dans la discussion, exclusivement préoccupé de développer sa thèse, il avait momentanément oublié Hearn, et l’obscénité de celui-ci déclencha en lui de petits remous d’angoisse, ravivant sa colère.
Mais, pour le présent, il ignora Hearn. « J’en doute. >
Une fois de plus Hearn haussa les épaules. Son silence fut désagréablement éloquent.
Il y avait quelque chose d’inapprochable dans Hearn, d’insaisissable, qui avait toujours piqué Cummings, qui l’avait toujours irrité subtilement. La fosse vide, où l’homme aurait dû se trouver. Pouvoir éveiller une trace d’émotion dans Hearn – il le désirait en ce moment avec une tension qui lui bloquait les mâchoires. Des femmes eussent souhaité d’exciter son amour, mais quant à lui Cummings – voir Hearn effrayé, le voir pris de honte ne fût ce que pour un instant.
Il continua de parler, la voix calme et neutre. « L’homme moyen se voit toujours par rapport à d’autres hommes en termes d’infériorité ou de supériorité. Les femmes n’y jouent aucun rôle. Elles ne sont qu’un index, une jauge parmi d’autres jauges pour servir de mesure à la supériorité.
– Vous avez trouvé ça tout seul, mon général ? C’est une analyse impressionnante. »
Le sarcasme d’Hearn l’agaça de nouveau. « Je suis persuadé, Robert, que vous en connaissez l’ABC ; mais vous n’avez pas su en approfondir le sens. Votre savoir s’arrête là, sur quoi vous revenez
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