Les Nus et les Morts
à votre point de départ puis recommencez à nouveau, La vérité qui en découle est que l’homme a eu, depuis ses tout premiers pas, une seule grande vision brouillée d’abord par les exigences et les cruautés de sa lutte contre les forces de la nature, et plus tard, quand il a commencé de conquérir la nature, par les luttes économiques. Aussi cette vision s’est enlisée, elle s’est déviée de sa course, mais nous entrons dans une époque où nos techniques nous mettront en état de la réaliser. » Il exhala lentement la fumée de sa cigarette. « L’erreur commune a été de considérer l’homme comme quelque chose entre la brute et l’ange. Au fait, l’homme oscille entre la brute et Dieu.
– L’aspiration la plus profonde de l’homme est l’omnipotence ?
– Oui. Ça n’est pas la religion il va sans dire, ça n’est pas l’amour, ça n’est pas la spiritualité. Autant de mouillettes dont nous nous gorgeons quand les limitations de notre existence nous détournent de notre grand rêve : celui d’égaler Dieu. Quand nous arrivons en ruant au monde, nous sommes Dieu : l’univers est la limite de nos sens. Et quand nous prenons de l’âge, quand nous découvrons que nous ne sommes pas l’univers, nous traversons le plus grand traumatisme de notre existence. »
Hearn se toucha à l’endroit du col. « Je dirais que notre aspiration la plus profonde est l’omnipotence, voila tout.
– Et aussi la vôtre, que vous l’admettiez ou non. »
L’ironie adoucit un peu la voix tranchante d’Hearn.
« Quels sont les préceptes moraux que je suis censé tirer de tout cela ? »
La tension de Cummings subit un changement. Il avait éprouvé une profonde satisfaction en exposant ses idées, un plaisir indépendant des autres préoccupations ayant motivé ce débat avec Hearn. « Je me suis efforcé de vous faire comprendre, Robert, que la seule morale de l’avenir est une morale du pouvoir, et que celui qui ne sait pas s’y ajuster est un homme perdu. Il y a une chose à propos du pouvoir : il ne peut s’exercer que de haut en bas. Si des velléités de résistance se manifestent aux paliers intermédiaires, il suffit, pour la réduire en cendres, d’augmenter la pression vers le bas. »
Hearn regarda ses mains. « Nous ne sommes pas encore dans l’avenir,
– Vous pouvez considérer l’armée comme une avant-première de l’avenir, Robert. »
Hearn consulta sa montre. « Il est temps d’aller au rata. » Dehors la terre était presque blanche sous l’éclat surchauffé du soleil.
« Vous irez au rata quand je vous aurai congédié.
– Oui, mon général. » Il racla le plancher avec la semelle de sa chaussure, lentement, le regard paisible et un peu dubitatif.
« C’est vous qui avez jeté un mégot sur mon plancher, n’est-ce pas ? »
Hearn sourit. « Je me suis bien imaginé que ceci allait être le terme de tout ce discours.
– Vous avez trouvé votre geste bien simple, n’est-ce pas ? Vous n’aimiez pas certaines de mes attitudes, et vous vous êtes laissé aller à un accès enfantin de mauvaise humeur ? Mais c’est un genre de choses qu’il me déplaît de tolérer. y> Tout en parlant, il agita légèrement sa main qui tenait une cigarette à moitié consumée. « Si je jetais ceci par terre, le ramasseriez-vous ?
– Je pense que je vous dirais d’aller au diable.
– Je me le demande. Je vous ai manifesté de l’indulgence depuis trop longtemps. Vous ne pouvez vraiment pas croire que je suis sérieux, n’est-ce pas ? Supposons que vous compreniez que si vous ne ramassez pas ce mégot je vous fais traduire en conseil de guerre, avec la perspective de vous faire passer cinq années derrière les barreaux.
– Je me demande si vous en avez le pouvoir.
– Je l’ai. Cela me causerait pas mal de difficultés, votre conseil de guerre serait revisé, il se pourrait que cela fasse un tout petit peu de grabuge après la guerre, cela pourrait même me nuire personnellement, mais ma décision serait approuvée. Il faudra bien qu’elle le soit. Même si vous gagniez en fin de compte, vous auriez fait entre-temps un ou deux ans de prison au moins.
– Ne pensez-vous pas que c’est un peu raide ?
– Très raide. Il le faut. » Il y avait le vieux mythe de l’intercession divine. « Vous avez blasphémé, et la foudre vous a frappé. C’est cela qui est raide. Si la punition devait être proportionnée à
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