Les Nus et les Morts
chacune douze lits occupaient un terrain défriché aux abords du rivage. Elle s’alignaient en deux rangs de quatre, avec autour de chacune d’elles un mur de sacs de sable haut de quatre pieds. Là était l’hôpital proprement dit, avec l’exception de quelques autres tentes placées à l’une des extrémités du terrain, qui abritaient la cuisine, les quartiers du médecin, et ceux de son personnel.
Il y faisait toujours grand calme. Vers le milieu des après midi l’atmosphère s’alourdissait, et sous les tentes surchauffées l’air devenait irrespirable. La plupart des alités succombaient à un assoupissement inquiet, et murmuraient ou gémissaient dans leur sommeil. Rien ne s’y offrait pour tuer le temps. Certains des convalescents pouvaient jouer aux cartes ou lire un magazine ou tout au plus prendre One douche au centre de la clairière où un fût d’essence rempli d’eau a été fixé sur une plateforme faite de troncs de cocotiers. Il y avait encore les trois repas journaliers, et la tournée matinale du médecin.
Minetta s y plut d’abord. Sa blessure était à peine plus grave qu’une écorchure ; une déchirure de plusieurs pouces à la cuisse d’où la balle était ressortie d’elle-même, et pas de grosse perte de sang. Une heure après avoir été blessé il avait pu marcher avec un léger boitillement. Il eut une couchette à l’hôpital, des couvertures, et il pouvait rester confortablement allongé et lire des magazines. Un médecin l’examina à la hâte, lui fit un pansement au sulfa, et le laissa seul jusqu’au matin suivant. Il se sentait faible et bien à l’aise. Il souffrait quelque peu de la commotion reçue, juste assez pour se sentir lus et ne pas penser à la surprise et à la peine qu’il avait éprouvées quand la balle l’avait frappé. Pour la première fois en six semaines il avait pu dormir sans être réveillé pour la garde, et la couchette était molle et somptueuse en comparaison avec la literie à même le sol. Il joua aux dames avec un des hommes couchés sous la tente, jusqu’à la visite du médecin. Il n’y avait que peu d’hospitalisés, et il gardait un vague et plaisant souvenir de leur avoir parlé la veille, dans le noir. « C’est chic », décida-t-il. Il espérait qu’on le garderait là un mois, ou qu’on l’évacuerait peut-être sur une autre île. Il commençait de se dire que sa blessure était très sérieuse.
"Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur sa jambe et replacé le pansement, le médecin dit : « Vous serez en état de sortir demain. » Minetta éprouva un choc à cette annonce. « Vous croyez, mon capitaine ? » réussit-il à prononcer avec -empressement. Il se déplaça sur sa couchette, feignant d’éprouver quelque difficulté à se mouvoir, puis ajouta : « Oui, j’aimerais retourner avec les copains. »
« Restez bien tranquille, dit le médecin, et nous verrons ça demain matin. » Il gribouilla quelque chose dans son carnet et s’en alla vers la couchette suivante. « Le fils de garce, se dit Minetta, je peux à peine marcher. » Comme pour le lui prouver, sa jambe commença à le faire souffrir un peu, et il pensa avec amertume « ils se foutent pas mal-ici qu’on crève, tout ce qu’ils veulent c’est te renvoyer où que tu peux attraper une balle. Ils vous posent même pas des agrafes. » Il se renfrogna, puis s assoupit jusque vers le milieu de l’après-midi.
Le soir venu, la pluie se mit à tomber, et Minetta se sentit bien en sécurité sous la tente. « Dieu, je suis content que j’ai pas à me coller la garde cette nuit », se dit-il. Il prêta l’oreille au tambourinement de la pluie sur la tente, et songea avec une pitié condescendante aux hommes de la section qui, tirés de leurs couvertures humides, iront s’asseoir en tremblant dans le trou boueux flanqué de la mitrailleuse, tandis que la pluie détrempera leurs uniformes. « Très peu pour moi » se dit-il.
Mais les paroles du médecin lui revinrent à l’esprit. Demain il pleuvra de nouveau. Il pleuvait tous les jours. Demain il travaillera sur la route ou sur la plage, montera la garde de nuit, ira en patrouille peut-être – risquant la mort au lieu de la blessure. Il songea avec une surprise aiguë à ce qui lui arriva sur la plage. Il ne semblait pas possible que quelque chose d’aussi petit qu’une balle ait pu le blesser. Le bruit de la fusillade, les émotions ressenties, lui revenaient
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