Les Nus et les Morts
été timide et taciturne. Mais, dans l’armée, il fit un soldat parfait. Sous-officier, il apporta une soigneuse perfection à l’accomplissement du moindre détail de son service, et ses promotions ultérieures ne se firent guère attendre. Mais, sans la guerre, Dalleson serait probablement resté sergent-chef jusqu’à sa retraite,
L’affluence des recrues fit de lui un officier, et il passa rapidement de sous-lieutenant à lieutenant puis à capitaine. L’entraînement de sa compagnie avait été exemplaire ; elle avait de la discipline, elle faisait bonne figure aux revues, ses marches étaient précises. Par-dessus tout, il était dit que ses hommes étaient fiers de leur unité. Dalleson ne manquait jamais d’insister sur ce point, et ses discours à sa compagnie assemblée dans la cour de la caserne avaient donné lieu à bien des moqueries. « Vous êtes les soldats les mieux foutus dans la compagnie ! a mieux foutue du bataillon le mieux foutu du mieux foutu des régiments… » et ainsi de suite ; mais, malgré leurs moqueries, les soldats se rendaient compte de sa sincérité. Il avait une façon à lui de manier les clichés. Il n’était que naturel qu’il fût promu au rang de commandant.
Seulement, c’est avec son rang de commandant que ses ennuis commencèrent. Il découvrit qu’il n’avait plus que rarement un contact direct avec les hommes de troupe, qu’il avait affaire presque exclusivement avec des officiers, et cela le laissa un peu désarçonné. Car en vérité il se sentait mal à l’aise en compagnie des officiers ; quand il était encore capitaine, il se considérait aux trois quarts homme de troupe, et il regrettait le temps où les soldats avaient apprécié ses jurons. Commandant, il devait surveiller ses manières, et il ne savait jamais tout à fait quelle attitude adopter. Secrètement, sans se l’avouer, il finit par se sentir mal fait pour son poste. Il était un peu accablé par le haut rang de ceux avec qui il devait collaborer ; et les responsabilités de sa tâche le déprimaient parfois.
Le fait d’être un G-3 avait contribué à sa gêne. Le G-3 d’une division est en charge du service des opérations détaché auprès de l’état-major du commandant en chef, cl pour être effectivement à la hauteur de sa tâche il doit avoir un esprit brillant et méthodique, rapide et cependant capable d’un travail extrêmement minutieux. Dans une autre division Dalleson n’aurait probablement pas conservé son poste, mais le général Cummings avait toujours pris un intérêt plus direct à l’élaboration de ses plans tactiques que le commun des commandants de division ; il y avait très peu de plans qu’il n’eût pas amorcés lui-même, pratiquement pas d’action militaire, quelque insignifiante qu’elle fût, qu’il n’eût pas personnellement approuvée. Dans une telle situation, le travail de hachures auquel se livrait le commandant pour rehausser les ombres dans les dessins du général ne demandait pas tous les talents d’un G-3. Aussi le commandant avait-il réussi à survivre ; en vérité il pouvait se guider sur l’exemple de son prédécesseur, un lieutenant-colonel magistralement fait pour la besogne mais qui avait été transféré à cause de cela – il s’était avisé de prendre sur lui certaines des fonctions que le général préférait garder pour lui-même.
Le commandant barbotait dans son travail, ou plus exactement il y suait d’ahan, car ce qu’il n’arrivait pas à accomplir haut la main, il était déterminé à le produire d’arrache-pied. Avec le temps il s’assimila la routine quotidienne, te mécanisme des plans militaires, les formulaires qu’il devait remplir, mais il n’en demeurait pas moins mal à son aise. Il appréhendait la lenteur de son esprit, le temps excessif qu’il lui fallait pour prendre une décision quand il n’avait pas son document sous ses yeux et que l’heure pressait. Des nuits comme celle qu’il avait passée avec le général lors de l’attaque japonaise, le tourmentaient s’il se permettait d’y penser. Il se savait à jamais incapable de disposer ses troupes avec l’aisance et la rapidité avec lesquelles le général l’avait fait au téléphone de campagne, et il se demandait comment il s’y serait pris si le général lui en avait laissé le soin. Il avait toujours peur qu’une situation se présentât où il devrait faire appel aux quelques-unes des brillantes
Weitere Kostenlose Bücher