Les Nus et les Morts
facultés que l’on était en droit de supposer chez celui qui remplissait son emploi, et qu’il ne possédait pas. Il eût préféré tout autre poste à celui d’un G-3.
Cependant, il n’avait jamais songé à demander son transfert ; rien n’aurait pu lui répugner davantage. Il avait toujours nourri une intense loyauté à l’endroit de ses chefs dès lors qu’il pressentait en eux de bons officiers, et personne ne l’avait jamais impressionné comme le général. Le commandant Dalleson ne concevait même pas l’idée qu’il pût abandonner le général, à moins que cela lui fût expressément ordonné ; si les Japonais avaient pris le bivouac, il se serait probablement fait tuer en défendant le général sous sa tente. C’était la seule attitude romantique que son corps et son esprit pesants connussent. D’ailleurs, le commandant avait son ambition pour lui venir en aide. C’était, naturellement, une très modeste ambition ; le commandant n’avait pas plus d’espoir de devenir général, qu’un riche marchand au Moyen Age ne rêvait de devenir roi. Le commandant voulait être promu lieutenant-colonel avant la fin de la guerre, ou même colonel à tout prendre, ce à quoi sa position d’un G-3 lui donnait certains titres. Son raisonnement était simple ; il avait l’intention absolue de rester dans l’armée une fois la guerre finie, et il estimait qu’avec le rang de lieutenant-colonel il avait toutes les chances de n’être pas réduit, après la démobilisation, au-dessous du grade de capitaine. Le rang de capitaine était celui qu’il préférait le plus après les épaulettes de sergent-chef, et il sentait avec une trace de désenchantement qu’il ne serait pas très indiqué pour lui de redevenir un sous-officier. Aussi, tristement, il continuait de se débattre avec su tâche de chef des opérations.
Ayant fini de dresser la table des horaires, il aborda à contrecœur les ordres de marche en vue de prélever un bataillon en ligne et de le diriger vers la plage. En soi la procédure n’était pas trop compliquée ; mais, ne sachant pas lequel des bataillons allait être déplacé, il devait dresser quatre ordres de marche et établir les mouvements subsidiaires des troupes appelées à boucher les trous dans chaque cas. Cela l’occupa la plus grosse partie de l’après-midi, car, bien qu’il eût assigné une part de la tâche à Leach et à son autre assistant, il était encore nécessaire de vérifier leur travail, et le commandant était très méticuleux, très lent.
Il en vint à bout en fin de compte, et crayonna le projet d’un ordre de marche pour le bataillon après l’atterrissage de celui-ci à Botoï. Là il n’y avait pas de précédent qu’il pût suivre ; – le général avait bien tracé un schéma de l’attaque, mais il avait été un peu imprécis. Dalleson savait d’expérience qu’il lui fallait soumettre quelque chose au général, lequel se ferait un devoir de mettre son projet en pièces pour lui indiquer le mouvement de la marche par le détail. Il espérait pouvoir éviter cette situation, mais il n’ignorait pas le peu de chances qu’il avait de réussir ; aussi, suant à grosses gouttes dans la chaleur de la tente, il esquissa une route de marche et de combat le long de l’une des pistes principales et calcula le temps qu’il faudrait pour en remonter les étapes successives. Il s’agissait d’un terrain vierge tout aussi bien dans son propre esprit, et bien des fois il s’interrompit pour s’éponger le front, essayant sans succès de se cacher à lui-même l’angoisse qui l’étreignait. Le murmure soutenu des voix, le va-et-vient incessant des hommes allant d’une table à l’autre, le chantonnement des dessinateurs inclinés sur le travail, l’irritaient. Il leva une ou deux fois la tête, regarda d’un air sinistre quiconque émettait un son, puis retourna à sa besogne avec un grognement audible.
Le téléphone sonnait fréquemment et, malgré lui, Dalleson se mit à écouter les conversations. Une fois, pendant plusieurs minutes, Hearn bavarda au téléphone avec quelque officier, et finalement Dalleson jeta son crayon et cria : « Nom de Dieu, pourquoi est-ce que vous ne la fermez pas un peu, qu’on puisse se mettre au travail ? » C’était visiblement adressé à Hearn, lequel murmura quelque chose dans l’écouteur et raccrocha après avoir décroché un regard pensif à Dalleson.
« Avez-vous
Weitere Kostenlose Bücher