Les Nus et les Morts
remis ces papiers à Hobart ? demanda-t-il à Hearn.
– Oui.
– Que diable avez-vous fait depuis ? »
Hearn sourit et alluma une cigarette. « Rien en particulier, mon commandant. » Il y eut un rire étouffé du côté des hommes de rang employés sous la tente.
Dalleson se leva, surpris de se trouver soudain en proie à un accès de rage. « Je ne veux pas de votre grande bouche ici, Hearn. » Cela ne faisait qu’empirer les choses ; il était mauvais de réprimander un officier en présence des hommes de troupe. « Allez donner un coup de main à Leach. »
Hearn se tint immobile pendant plusieurs secondes, puis, ayant opiné du chef, il se dirigea nonchalamment vers la "table de Leach et s’assit. Dalleson eut de la peine à se remettre au travail. Au cours des semaines écoulées, depuis que la division était bloquée, Dalleson avait manifesté ses préoccupations en menant la vie dure à ses hommes. Il se faisait fréquemment du mauvais sang à cause de ses subordonnés qui s’amollissaient, à cause de leur travail qui traînaillait. Pour y obvier il était tout le temps sur le dos de ses hommes/leur faisant retaper des papiers qui contenaient une erreur de frappe ou seulement une rature, et il brimait méthodiquement ses officiers cadets pour les pousser davantage au travail. C’était, essentiellement, une superstition. Il croyait que s’il arrivait à faire marcher sa petite équipe à la perfection, le restant de la division suivrait son exemple. Une part du malaise que lui causait Hearn venait de sa conviction que celui-ci ne se souciait guère de son travail. Chose dangereuse entre toutes. « Un seul homme peut pourrir toute une unité », était un des axiomes de Dalleson, et Hearn constituait une menace. Il ne se rappelait pas qu’un subordonné lui eût jamais répliqué qu’il ne faisait rien. Quand les choses en venaient là… Il passa le restant de l’après-midi en s’agitant, ébaucha l’ordre de marche après maintes hésitations, et une heure avant le rata du soir il avait suffisamment de matériel concernant le plan de bataille pour le soumettre au général.
Il gagna la tente de Cummings, lui remit les pièces, el attendit avec gêne ses commentaires. Cummings examina les pièces avec soin, de temps à autre levant son regard pour émettre une remarque. « Je vois que vous avez là quatre ordres de repliement et quatre places de rassemblement.
– Oui, mon général.
– Je ne crois pas que c’est nécessaire, commandant. Nous nous déciderons pour un seul point de rassemble ment sur les arrières du second bataillon, cl quelle que soit l’unité désignée pour l’invasion, c’esl là qu’elle se rendra. Cela ne sera jamais qu’une marche de cinq milles tout au plus, qu’il s’agisse d’un bataillon ou d’un autre.
– Oui, mon général. » Il s’affairait, gribouillant des notes sur un petit bloc de papier.
« Je pense que vous feriez mieux d’allouer cent-huit minutes plutôt que cent-quatre pour le voyage en mer,
– Oui, mon général. »
Et ainsi de suite. Cummings faisait entendre ses objections, et Dalleson continuait de les consigner sur son bloc-notes. Cummings l’observait avec un rien de mépris. « L’esprit de Dalleson est comme un tableau de distribution, se disait-il. Si votre fiche correspond à l’une des prises de son système mental, il peut fournir la réponse nécessaire, mais autrement il est perdu. »
Cummings soupira, alluma une cigarette. « Nous devons coordonner plus à fond le travail de l’état-major sur ce problème. Voulez-vous dire à Hobart et à Conn de vous accompagner ici demain matin à la première heure ?
– Oui, mon général », gargouilla Dalleson.
Le général se gratta la lèvre supérieure. C’eût été le travail d’Hearn, s’il avait été encore son officier d’ordonnance. Depuis son transfert, Cummings se passait d’aide. Il expira la fumée de sa cigarette. « A propos, commandant, demanda-t-il, est-ce que Hearn fait votre affaire ? » Il bâilla négligemment, mais il était tendu. Sans la présence quotidienne d’Hearn certains regrets, certaines impulsions le sollicitaient de nouveau. Mais il les refoulait. « Quel amoncellement de susceptibilités cette affaire avec Hearn », pensa-t-il. Il n’était pas question que Hearn fût rappelé. Cela était exclu.
Dalleson palpa son front massif. « Ça va avec Hearn, mon général. Il l’ouvre trop grande,
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