Les Nus et les Morts
convenait fort bien.
Un homme plus imaginatif aurait détesté cette tâche, car elle consistait essentiellement à composer de longues listes d’hommes et de matériel, et à dresser des horaires. Cela demandait le même genre de patience qu’il faut pour composer des mots croisés. Mais Dalleson prenait plaisir à sa tâche, d’autant plus que d’autres. types de travaux le laissaient moins sûr de lui-même. Ce genre d’affaire pouvait être conduit en suivant les instructions contenues dans l’un ou l’autre des manuels à l’usage des officiers d’état-major, et Dalleson éprouvait l’espèce de satisfaction propre aux personnes qui, manquant d’oreille, sauraient reconnaître un air de musique.
Il commença par calculer le nombre de camions nécessaires pour transporter les troupes d’invasion depuis les premières lignés jusque sur la plage d’embarquement. Comme, à ce moment-là, l’attaque frontale serait probablement engagée, il était impossible de décider à l’avance quelles troupes seraient affectées à l’invasion. Cela dépendrait de la situation, mais de toute façon le prélèvement devrait se faire dans l’un des quatre bataillons de fusiliers ; aussi Dalleson partagea sa donnée en quatre problèmes isolés, allouant un nombre différent de camions pour chaque éventualité. Le besoin en camions pour l’ai taque par terre pouvait être déterminé par le service G4. Il leva la tête et promena un regard de travers sur les hommes et les officiers qui travaillaient sous sa tente.
Hé, Hearn ! cria-t-il.
– Oui ?
– Portez ça à Hobart et dites-lui de voir où on peut trouver ces camions. »
Hearn opina de la tête, prit la feuille que Dalleson lui passait, et quitta la tente en sifflotant. Dalleson l’accompagna d’un regard intrigué et un rien belligérant. Hearn l’irritait un peu. Il ne savait pas, mais il était un peu mal à son aise avec lui, un peu incertain. Il avait toujours le sentiment que Hearn riait de lui, encore que rien ne vînt concrétiser son impression. Il avait été un peu surpris quand le général avait transféré Hearn, mais ça n’était pas son affaire ; il assigna à Hearn la surveillance du service de cartographie, puis l’oublia presque entièrement. Hearn s’acquittait de son travail assez bien, assez quiètement, et Dalleson, avec plus d’une douzaine d’hommes sous sa tente, lui prêta peu d’attention. Au début, du moins. Depuis peu il semblait que Hearn eût introduit avec lui une nouvelle atmosphère. Une sorte d’aigre ricanement se faisait sentir sous la tente quand la routine devenait particulièrement ennuyeuse ou dénuée de sens, et une fois Dalleson surprit Hearn qui disait : « Sûr, vieux Sang et Tripes soigne la division : il la borde au lit. Il n’a pas d’enfants, les chiens le fuient, alors que voulez-vous ? » Il y eut un éclat de rires qui s’arrêta net quand ils virent qu’il les avait entendus, et depuis lors Dalleson gardait l’idée que Hearn avait parlé de lui.
Il se tamponna le front, se pencha sur sa table, et commença de travailler à l’horaire d’embarquement et de débarquement du bataillon d’invasion. Tout en travaillant il mâchait son cigare avec contentement, s’interrompant çà et là pour fouiller sa bouche avec l’un de ses gros doigts quand un débris de tabac s’était pris dans ses gencives. De temps à autre, par habitude, il levait la tête et regardait par la tente pour vérifier si les cartes étaient en place et les hommes à leurs tables de travail. Quand le téléphone sonnait il s’arrêtait, attendant que quelqu’un répondît, secouant la tête d’uti air désapprobateur si la réponse tardait. Sa propre table se trouvait dans le coin droit supérieur de la tente, et si l’envie lui en venait il pouvait embrasser le bivouac d’un coup d’œil. Un petit vent s’était levé, animant légèrement l’herbe piétinée sous ses pieds, rafraîchissant les larges plaques rougeâtres de son visage.
Le commandant avait été un des nombreux enfants dans une famille pauvre, et il se considérait heureux d’avoir pu finir l’école communale. Jusqu’à son entrée dans l’armée, en 1933, il s’était laissé embourber par une série d’opportunités manquées et par la simple malchance. Sa capacité de fournir un effort dur et soutenu et sa loyauté à toute épreuve passèrent relativement inaperçues parce que, jeune homme, il avait
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