Les Nus et les Morts
désormais hors d’état de maigrir d’une once et de gaspiller la moindre de leurs émotions. Leur teint était brouillé, presque jaune, et ils avaient les bras, les jambes et la face criblés d’ulcères des tropiques. Presque tous s’étaient rasés avant de se mettre en route, et cependant ils étaient faits comme des torchons dans leurs vêtements débraillés.
Il regarda Croft, lequel avait mis une tenue de corvée propre. Accroupi sur sa couchette, il affilait son couteau de tranchée sur une petite pierre à affûter qu’il avait prise dans une de ses poches. Croft était celui qu’il connaissait peut-être le mieux, ou plus exactement il avait passé avec lui la plus grande partie de la matinée à discuter la patrouille, mais au fait il ne le connaissait pas du tout. Croft avait écouté, il avait opiné du chef, laissé filer occasionnellement un crachat de côté, répondant quand il était nécessaire par des monosyllabes qu’il émettait d’une voix basse et atone. Croft, de toute évidence, menait bien sa section, il était rude et capable, et Hearn était passablement certain que sa présence offensait Croft. Leurs rapports pouvaient devenir difficiles car Croft en savait plus que lui, et à moins de se montrer prudent la section n’allait pas tarder à s’en rendre compte. Presque avec fascination il regardait Croft occupé a son couteau. Il s’y appesantissait sombrement, son visage décharné et froid penché sur ses mains qui allaient et venaient contre la pierre. Il y avait quelque chose de pétrifié en lui, quelque chose de congelé dans le dessin étroit de sa bouche et la concentration de son regard. « Croft est un dur à cuire », se dit-il.
Le canot tournait, debout à la vague. Hearn s’agrippa plus fermement à la barre du bastingage pour éviter l’embardée.
Il y avait le sergent Brown, qu’il connaissait un peu ; c’était celui qui avait l’air d’un adolescent avec son nez camus, ses taches de rousseur, et ses cheveux brun clair. Le Soldat Américain Typique – l’agréable et composite poussin incubé dans la couveuse des agences de publicité a grand renfort de fumée de tabac et de maux de tète. Brown ressemblait à tous les soldats qui souriaient du haut des affiches, un rien plus petit peut-être, plus grassouillet, plus amer qu’il n’était permis. « Brown a d’ailleurs une drôle de tète », pensa-t-il. Il était couvert d’ulcères, son regard était vague et lointain, sa peau se ridait. Il avait un air étonnamment vieux.
D’ailleurs, tous les vétérans paraissaient vieux. Il était facile de les distinguer. Gallagher, qui avait probablement toujours eu cet air Vieillot, faisait tout de même partie de la section depuis pas mal de temps. Et Martinez, qui semblait plus fragile, plus sensible que les autres. Le matin, quand Hearn lui avait parlé, la nervosité se lisait sur ses traits fins, et ses yeux clignotaient. Il faisait l’impression immédiate de quelqu’un sur le point de succomber à une défaillance, et cependant il était sans doute un bon soldat. Pour avoir été promu sergent, un Mexicain devait être un bon soldat.
Il y avait Wilson, et celui qu’ils appelaient Red. Hearn reporta ses yeux sur Valsen. Celui-ci avait un visage bossué dont l’âpre teint bouilli faisait ressortir le bleu du regard. Son rire enroué était tranchant et sarcastique, comme si toute chose l’écœurait précisément de la façon qu’il s’y attendait. Il était probablement le seul avec qui il aurait valu la peine de parler, mais il était visible qu’il allait se montrer inabordable.
Collectivement pris, ils se prêtaient quelque chose les uns aux autres ; ils semblaient plus durs et plus mesquins que si on les avait pris isolément. Sur le pont, parmi l’amoncellement des couchettes, seuls leurs visages paraissaient vivre. Leurs salopettes étaient vieilles, d’un gi is pâle, décoloré, et les flancs du canot s’étaient couverts d’une rouille brune. Il n’y avait ni couleur ni mouvement en eux, excepté sur leurs visages. Hearn jeta sa cigarette ;
A un demi-mille à peine sur sa gauche se profilait l’île. La plage était étroite en cet endroit, et les cocotiers poussaient presque à même l’eau ; derrière venaient les broussailles, un dense fouillis de racines, de sarments, de feuillages et d’arbres. Plus loin dans les terres se voyaient des collines lourdement assises, leur crête invisible sous la
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