Les Nus et les Morts
qu’ils devenaient intensément conscients de sa grandeur inexplorée, de sa morose, somnolente résistance. Ils se souvenaient d’une rumeur selon laquelle les indigènes qui avaient peuplé cette ile étaient morts dans une épidémie de typhus quelques décennies plus tôt, tandis que les rares survivants avaient émigré vers une autre île. Ils ne s’étaient jamais interrogés à propos des indigènes sinon pour en regretter la main-d’œuvre, mais dans le vaste bourdonnement du silence et du soleil cette pensée les poussait en avant à coups de soubresauts nerveux. Comme pour échapper à une poursuite, Martinez les emmenait à une allure effrénée. Bien plus que les autres, il était terrifié à l’idée de ceux qui vécurent sur cette île, et qui étaient morts. Il lui semblait sacrilège de fouler ce pays et d’en déranger la paix.
Les sensations de Croft étaient d’un ordre différent. A l’idée que pendant de longues années personne n’avait mis pied sur cette terre étrangère, il éprouvait une profonde excitation. Il avait toujours eu un sentiment intime de la terre ; tout rocher, toute colline autour du ranch de son père lui étaient connus à des milles à la ronde, et ce pays-ci, vierge et inexploré, le sollicitait avec force. Toute nouvelle vue qui se découvrait sur le versant des collines accentuait sa satisfaction. Ici tout lui appartenait, toute cette terre était à lui qu’il pouvait patrouiller avec sa section.
Puis, songeant à Hearn, il secouait la tête. Il était comme un cheval fougueux, inhabitué au mors, qu’un coup d’éperon occasionnel faisait se cabrer. Il se retourna, et dit à Red qui marchait derrière lui : « Passe le mot qu’on se grouille. »
Le mot passa le long de la colonne et chacun se dépêcha un peu plus. A mesure qu’ils s’éloignaient de la jungle, que les collines additionnaient les obstacles sur leur chemin de retour, ils poussaient de l’avant avec une nervosité et une peur accrues. Ils marchèrent pendant trois heures entrecoupées de rares arrêts, cinglés par le silence, mus par une sorte d’accord tacite. A la brune, quand ils eurent fait halte pour la nuit, les plus résistants avaient atteint la limite de leurs forces, et les plus faibles étaient sur le point de s’effondrer. Roth s’affala par terre où il resta une bonne demi-heure sans bouger, bras et jambes agités d’un tic irrépressible. Recroquevillé sur lui-même, Wyman était en proie à des haut-le-cœur. Seule leur crainte de se voir abandonnés en route les avait poussés l’un et l’autre à continuer pendant les deux dernières heures ; leurs nerfs les avaient bandés d’une fausse énergie, et maintenant, une fois arrêtés, ils se sentaient incapables de remuer un doigt pour défaire leurs paquetages et d’étendre une couverture pour la nuit.
Personne ne disait mot. Groupés en cercle contre la nuit qui venait, ceux qui avaient un restant de nerf avalèrent une bouchée, burent une gorgée d’eau, et se firent une litière. Ils campaient dans un creux aux approches de la crête d’une colline, et avant la nuit tombée Hearn et Croft firent une petite reconnaissance aux alentours du bivouac en vue de déterminer l’endroit le plus favorable pour poster la garde. A trente mètres plus haut, sur la ciine de la colline, ils purent embrasser le terrain qu’ils allaient devoir couvrir dans la journée du lendemain. Pour la première fois depuis leur débarquement le Mont Anaka s’offrit à eux dans toute sa plénitude. Il leur apparut tout proche, bien qu’ils en fussent à une vingtaine de milles. encore. Passé la vallée à leurs pieds, le jaune des collines prenait bientôt le teint plus soutenu des bruns et des gris bleu de la roche. La brume du soir y descendait, obscurcissant le col qu’ils devaient passer à l’ouest du Mont Anaka. La montagne elle-même se faisait indistincte. Elle se colorait d’un bleu profond de lavande, et toute sa masse se dissolvait et devenait transparente dans le demi-jour. Seul le dessin des crêtes demeurait distinct.
Quelques fins nuages sans forme planaient au-dessus du pic.
Croft ajusta les jumelles. La montagne ressemblait à une côte rocailleuse, et le ciel ténébreux à un océan qui brise son écume sur le rivage. Au-delà du pic le mouvement des nuages. était semblable à un poudroiement de broussailles. Vu a travers les jumelles, le spectacle qui absorbait Croft devenait de plus en plus
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