Les Nus et les Morts
qu’il se souvient de ces collines. Comme ça, quand il visera sud et arrivera au ruisseau, il saura s’il faut, tourner à droite ou à gauche. » Il se tut, rajustant une grenade derrière son ceinturon. « A partir de maintenant nous allons avancer sur un terrain à découvert, alors faut garder la discipline. Je veux pas de vos sacrées gueuleries, pas de déconnage, et vous ferez foutrement bien d’ouvrir l’œil. Quand on passera une crête, faudra faire vite et cassés en deux. Si vous marchez comme un tas de moutons, vous tomberez dans une embuscade… » Il se toucha le menton. « Je sais pas si c’est dix ou deux milles qu’on fera, on peut pas savoir d’avance, mais je me fous de la distance parce que c’est sûr et certain qu’on va pas traîner la patte. » Un grognement étouffé lui répondit, et un peu de sang monta au visage d’Hearn. Croft l’avait virtuellement contredit.
« Très bien les gars, en route », dit-il sèchement. Ils s’ébranlèrent d’un pas pesant en une longue colonne désordonnée. Le soleil tropical leur tombait dessus, il réverbérait sur chaque brin d’herbe, et il les aveuglait. La chaleur les faisait transpirer énormément ; imbibés d’eau de mer, de ruissellements de la jungle, leurs uniformes trempés depuis vingt-quatre heures leur collaient à la peau. La sueur dégoulinait dans leurs yeux, le soleil tapait sur leurs képis, l’herbe kunaï les cinglait au visage, les collines sans fin drainaient ce qui leur restait d’énergie. Le cœur battant, le souffle coupé, le visage en feu, ils croulaient sous l’effort. Une paix intense régnait sur les collines, un silence devenu sinistre à force de profondeur. Dans la jungle, aucun d’eux n’avait pensé aux Japonais ; la densité des broussailles, la cruauté de la rivière avaient accaparé toute leur attention. Une embuscade était la dernière chose à laquelle ils auraient songé.
Mais, dans la grande paix de ces collines dénudées, la contrainte et la peur s’ajoutaient à leur fatigue. Quand ils traversaient la ligne d’une crête tout leur semblait ras et nu par contraste avec la vallée, et ils se faisaient l’impression qu’on les apercevait à des milles à la ronde. Le pays était beau ; de larges courbes doucement infléchies se succédaient les unes à la suite des autres, teintées de jaune canari. Mais, isolés dans l’espace, pareils à une théorie d’insectes qui traversent une plage sans fin, les hommes se souciaient bien de beauté.
Ils firent un mille au fond d’une plate vallée, sous un soleil flamboyant. L’herbe kunaï poussait à des hauteurs fantastiques ; dans la plaine elle atteignait un pouce de largeur sur plusieurs pieds de haut. Il leur arrivait de piétiner pendant une centaine de mètres dans une herbe qui les recouvrait entièrement. Une terreur d’une nouvelle espèce leur en venait, presque insupportable. C’était comme patauger dans la broussaille, mais une broussaille qui n’offrait pas de résistance. Elle ballottait et vacillait et bruissait sous leur pas, elle était molle et inconsciente et nauséeuse. Ne voyant qu’à deux ou trois mètres devant, craignant de perdre celui qui les devançait, ils se marchaient sur les talons les uns les autres tandis que l’herbe leur fouaillait le visage. Çà et là ils dérangeaient un nuage de cousins, qui se mettaient alors à bourdonner autour de leurs oreilles et à les piquer au passage. L’herbe regorgeait d’araignées, et au contact des toiles les hommes se projetaient en avant comme pris de frénésie. Le pollen et toute sortes de débris volatiles leur irritaient la peau.
Marchant en éclaireur, Martinez poussait droit devant lui comme une flèche. La plupart du temps l’herbe était trop haute pour lui permettre de s’orienter, mais il se dirigeait au soleil sans jamais prendre un instant d’arrêt. Il ne leur fallut que vingt minutes pour traverser la vallée, sur quoi, après un bref repos, ils s’attaquèrent aux collines. Ici la haute herbe était la bienvenue, car ils s’y agrippaient à pleines poignées pour s’aider dans leur ascension et pour freiner dans les descentes. Le soleil continuait à leur taper dessus.
Leur première crainte de se faire repérer par l’ennemi s’était dissoute dans l’effort physique de la marche, mais une nouvelle et plus subtile terreur se mit à les obséder, L’espace était si incommensurable, si totalement silencieux,
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