Les Nus et les Morts
façon de voir les choses. » Il assena plusieurs coups avec le casque, puis laissa échapper un sifflement désabusé. « C’est de la camelote, cet acier. Regarde comme je l’ai bosselé en tapant sur le pieu. »
Il y eut une trace de mépris dans le sourire de Roth. L’animation de Goldstein l’irritait. « Tout ça ce sont des mots, dit-il. La vérité, c’est qu’on n’a jamais de répit dans l’armée. Rappelle-toi le bateau sur lequel nous sommes venus. Ils nous ont serrés là-dedans comme des _ sardines.
– Je suppose qu’ils ont fait du mieux qu’ils ont pu, suggéra Goldstein.
– Du mieux qu’ils ont pu ? Je ne le pense pas. » Il se tut, comme pour faire le tri de ses griefs et en choisir les plus significatifs. « Est-ce que tu as vu comment étaient les officiers ? Ils dormaient dans les cabines de luxe, quand nous étions entassés dans la cale comme des porcs. C’est pour qu’ils se sentent supérieurs, un groupe à part. C’est le même moyen dont se sert Hitler pour persuader les Allemands de leur supériorité. » Il se sentit sur le point de découvrir quelque chose de profond.
Goldstein leva la main. « Mais c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous permettre une pareille attitude. C’est contre cela que nous luttons. » Et comme si ces propres paroles avaient frôlé quelque endroit meurtri de son esprit, il fronça les sourcils avec colère. « Ah ! je ne sais pas, c’est tous une bande d’antisémites.
– Qui ? Les Allemands ? »
Goldstein ne répondit pas tout de suite. « Oui… prononça-t-il.
– C’est seulement une façon de voir le problème, dit Roth un peu emphatiquement. Cependant je ne crois pas que ça soit si simple que cela. »
Goldstein se sentit tout à coup triste, et il cessa d’écouter. Jusqu’à cet instant il avait été d’une humeur allègre, et soudain il se vit en proie à une vive émotion. Tandis que Roth parlait, il secouait de temps à autre la tête ou bien il faisait entendre un son avec sa langue – sans aucun rapport avec ce que disait l’autre. Il se rappelait un incident survenu cet après-midi. Il avait été témoin d’une conversation entre plusieurs soldats et un chauffeur de camion. Celui-ci, un grand gaillard à la face ronde et rouge, disait aux bouche-trous quelles étaient les bonnes unités, et quelles étaient les mauvaises. Il avait déjà embrayé et mis en marche son camion, quand il lança par-dessus son épaule : « Priez le bon Dieu qu’on vous colle pas dans la compagnie F, où c’est qu’ils fourrent tous ces sacrés juifs. » Il y eut une explosion de rires, et quelqu’un cria après lui : « S’ils me collent là-dedans, je fous ma démission à l’armée. » Et de rire. Goldstein rougit de colère au souvenir de cette scène. Il sentit tout le désespoir de sa rage, et toute son impuissance. Il regrettait de n’avoir pas dit un mot à ce garçon qui avait répondu au camionneur. Mais ce garçon était sans importance. Il avait seulement essayé de se rendre intéressant. C’était ce chauffeur de camion. Il revit de nouveau sa face rouge et brutale, et malgré lui eut peur. Ce grobe yung, ce paysan, se dit-il. Il se sentait extrêmement déprimé : ce genre de visage-là se profilait derrière tous les pogromes contre les juifs.
Il s’assit près de Roth, regardant d’un air maussade la mer. Quand Roth eut fini de parler, il approuva de la tête. « Pourquoi sont-ils comme cela ? demanda-t-il.
– Qui ?
– Les antisémites. Pourquoi n’apprennent-ils jamais ? Pourquoi est-ce que Dieu le permet ? »
Roth ricana. « Dieu est un article de luxe que je ne peux pas m’offrir. »
Goldstein frappa la paume de sa main avec son poing. « Non, tout simplement je ne comprends pas. Comment Dieu peut-il voir tout ça, et le permettre ? Nous sommes soi-disant le peuple élu. » Il renifla avec mépris. « Elu ! Elu pour les tsoris.
– Personnellement, je suis un agnostique », dit Roth.
Goldstein regarda ses mains un temps, puis il sourit
tristement. Les lignes se creusèrent autour de sa bouche et ses lèvres prirent une expression sarcastique. « Quand l’heure sera venue, dit-il solennellement, ils ne te demanderont pas quel genre de juif tu es.
– Je pense que tu te fais trop de soucis à ce sujet », dit Roth. Il se demandait pourquoi tant de juifs étaient pleins de toutes sortes de contes de bonne femme. Ses parents, eux au moins,
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