Les Nus et les Morts
tente amie, et Roth n’était pas d’humeur à l’y rejoindre. Il l’avait fait la nuit précédente et, comme d’habitude, il s’y sentit en étranger. Son compagnon de tente et les copains de celui-ci étaient tous des jeunes à peine sortis de l’école communale, ils riaient énormément à des plaisanteries stupides, ils luttaient les uns avec les autres, et ils juraient. Il ne savait jamais quoi leur dire. Il éprouvait un vague désir de parler à quelqu’un sérieusement. tl ne connaissait personne assez bien parmi les bouche-trous, tous ceux avec qui il avait fait la traversée ayant été dispersés au dernier dépôt de triage. Mais même ceux-ci furent sans grand intérêt. « Tous plus stupides les uns que les autres », pensa-t-il. La seule chose à quoi ils pouvaient songer, c’étaient les femmes.
Il regarda mélancoliquement les tentes éparpillées sur le sable. Dans un jour ou deux il serait versé dans sa nouvelle unité, et cette perspective n’avait rien de réjouissant. Le voilà tirailleur ! Quelle sale affaire. Ils lui avaient cependant dit qu’il serait employé aux écritures. Il haussa les épaules. La chair à canon, c’est tout ce dont l’armée avait besoin. Même un homme comme lui, de santé délicate et père de famille, ils le bombardent tirailleur. Il était pourtant qualifié pour faire autre chose, il avait son baccalauréat, il avait l’habitude des travaux de bureau. Mais essaie d’expliquer ça à l’armée.
Il passa à côté d’une tente où un soldat enfonçait des piquets dans le sable. Il s’arrêta, puis reconnut l’homme. C’était Goldstein, un de ceux qui furent assignés avec lui pour la section de reconnaissance. « Tiens, tu es tout occupe je vois », dit-il.
Goldstein leva la tête. Il paraissait avoir vingt-sept ans environ. Il était très blond. Ses yeux bleus, légèrement protubérants, avaient une expression amicale et sérieuse. Il regarda Roth avec une attention soutenue, comme s’il avait la vue basse, puis, allongeant le cou, il sourit avec beaucoup de chaleur. Ce mouvement de la tête, et la concentration attentive de son regard, produisaient aussitôt l’impression d’une grande sincérité. « Je suis en train de consolider ma tente, dit-il. J’y ai pensé et repensé tout le jour, et j’ai enfin trouvé ce qui ne va pas. Ces piquets sont trop courts, ils n’ont pas été conçus pour le sable. » Il sourit avec enthousiasme. « Alors je me suis coupé des branches dans la brousse et je me fabrique des pieux. Je parie que cela tiendra dans n’importe quel vent. » Sa parole sonnait toujours juste, bien qu’elle fût un peu précipitée, comme s’il eût craint d’être interrompu. N’eût été l’inattendue expression de tristesse qui traçait une ligne entre les ailes de son nez et les coins de sa bouche, on l’eût pris pour un adolescent.
« C’est une très bonne idée », dit Roth. Il hésita un moment, ne trouva rien à ajouter, s’assit sur le sable. Goldstein se remit à son travail, en fredonnant. « Qu’est-ce que tu penses de notre affectation ? » demanda-t-il.
Roth haussa les épaules. « C’est ce que j’avais prévu : pas bon. » Il était de petite taille, et il avait le dos bizarrement voûté et de longs bras. Tout en lui semblait de guingois ; il avait un long nez triste et des poches sous les yeux ; ses épaules tombaient lourdement, et ses cheveux coupés presque à ras faisaient ressortir ses larges oreilles. « Non, elle ne me plaît pas, notre affectation », répéta-t-il un peu pompeusement. L’ensemble de sa personne faisait penser à un singe lugubre.
« Je crois que nous avons eu de la chance, dit Goldstein doucement. Après tout, ce n’est pas comme si nous devions aller dans le pire de la fournaise. On dit que c’est une bonne unité, et puis on y trouvera un type de gars plus intelligent. »
Roth ramassa une poignée de sable, la laissa tomber. « A quoi bon me faire des illusions ? dit-il. Comme je vois les choses, chaque pas qu’on fait dans l’armée est fiire que le précédent, et celui qui nous attend sera le pire de tous. » Il avait la voix caverneuse ; et il parlait si lentement, que Goldstein marqua un signe d’impatience.
« Mais non, mais non, tu es trop pessimiste », dit-il. Il s’empara d’un casque et s’en servit en guise de maillet pour enfoncer un piquet. « Si tu me permets cette remarque, ce n’est pas la bonne
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