Les Nus et les Morts
déséquilibres. Croft pouvait, en un sens, le faire culbuter d’une pichenette quand bon lui semblerait. La nuit dernière, sur la crête… Croft détenait une sorte d’emprise maléfique sur la section, une emprise assez effrayante.
Il continua de parler aux hommes tout en marchant à leur hauteur, mais le soleil se faisait plus chaud et chacun redevenait fatigué et irritable. Lui-même les abordait avec moins de spontanéité.
« Comment va, Polack ?
– Pas de gaz », dit Polack évasivement.
Ils lui opposaient une résistance. Ils étaient précautionneux, défiants peut-être. Parce qu’il était officier, ils s’en méfiaient instinctivement. Mais il y avait plus. Croft était avec eux depuis si longtemps, il contrôlait si complètement la section, qu’ils ne pouvaient sans doute pas croire que le commandement ne lui appartenait plus. Ils craignaient de l’accepter, lui Hearn, de peur que Croft ne s’en souvînt quand il aurait repris les rênes. Aussi, pour Hearn, il s’agissait de leur faire comprendre qu’il était avec eux à titre permanent. Mais cela demanderait du temps. Si seulement il avait passé une semaine avec eux au bivouac, s’il avait eu l’occasion de les mener dans quelque patrouille secondaire avant celle-ci. Il haussa les épaules, s’épongea le front. Le soleil devenait brûlant.
Et les collines n’arrêtaient pas de s’élever les unes à la suite des autres. Toute la matinée la section avança dans la haute herbe, montant pas à pas, peinant dans. les vallées, escaladant de nouvelles pentes. Leur fatigue s’accroissait, leur souffle se faisait court, le soleil et l’effort allumaient leurs visages. Personne ne disait mot tout au long de la file qui se poussait laborieusement en avant.
Des nuages couvrirent le ciel et il se mit à pleuvoir. L’effet en fut d’abord agréable car la pluie apporta une fraîcheur avec elle et une brise courut au sommet de l’herbe, mais bientôt le sol se ramollit et ils pataugèrent dans la boue. Peu à peu chacun redevint trempé. La tête baissée, le canon du fusil pointé vers le bas pour le protéger de la pluie, la colonne ressemblait à une rangée de fleurs flétries. Tout, sur eux, pendillait et s’affaissait.
Le terrain changeait, devenait plus rocailleux. La pente des collines se faisait plus abrupte, et parfois elles se couvraient de fourrés qui arrivaient à mi-hauteur d’homme. Pour la première fois depuis leur sortie de la jungle ils croisèrent un îlot d’arbres. La pluie cessa et le soleil redevint brûlant. A midi ils firent halte dans un bouquet d’arbres, se défirent de leur charge, mangèrent un morceau. Wilson tripota avec dégoût ses biscuits, avala un bout de fromage. « Paraît que ça te constipe, dit-il à Red.
– Foutre, faut que c’est bon à quelque chose. »
Wilson rit, mais il était soucieux, Toute la matinée il
avait souffert de la diarrhée, et son dos et son aine lui faisaient mal. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi son corps le lâchait de la sorte. Il s’était toujours glorifié d’être capable d’en faire autant que n’importe qui, et voilà qu’il devait se traîner en queue de la colonne et se retenir à l’herbe même dans les montées les plus insignifiantes. Il se tordait de crampes, transpirait terriblement, et son barda écrasait ses épaules comme un bloc de ciment.
« Je te jure, Red, soupira-t-il, je suis bousillé comme tout dedans mes tripes. Quand je rentrerai je vas me faire cette op-pér-ration. Sans ça je suis plus bon à rien foutre.
– Voui.
– C’est vrai, Red, je fais que retarder tout le monde. »
Red partit d’un gros rire. « Tu crois qu’on est pressés ?
– Nan, mais je peux pas m’empêcher de me faire de la bile. Si jamais qu’on tombe sur quelque chose quand on arrive au col ? Dis, je me rappelle plus comment que c’est un trou de cul qui tient bon. »
Red rit. « Aaah, t’en fais pas, vieux. » Il ne voulait pas se laisser entraîner par les ennuis de Wilson. « J’y peux rien », se disait-il. Ils continuèrent de manger sans hate.
Peu de minutes plus tard Hearn ayant donné l’ordre de reprendre la route, les hommes quittèrent le bouquet d’arbres et se remirent à piétiner au soleil. Rien que la pluie eût cessé, tout était boueux dans les collines où une vapeur s’élevait du sol. Penchés en avant, ils montaient une ligne de crêtes qui s’étendait à l’infini. S’étirant
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