Les Nus et les Morts
satisfaisait à leur besoin de haine, l’encourageait, la dominait de haut, et se payait de retour en leur faisant exécuter ses ordres. « Nous avons encore bien du chemin à faire, dit-il plus calmement.
Ils continuèrent de cheminer d’un pas pesant. Le mont Anaka se faisait plus proche. Chaque fois qu’ils atteignaient une crête la muraille verticale des falaises leur
S apparaissait qui bordait le col, et ils pouvaient même distinguer la silhouette des arbres dans la forêt qui poussait à mi-hauteur de la montagne. Le paysage, l’air même, avaient changé. Il faisait plus frais, et l’air raréfié piquait faiblement leurs poumons.
A trois heures ils atteignirent les approches du col.
Croft escalada la crête de la dernière colline, s’accroupit derrière un arbuste et examina le terrain. Une vallée s’étendait au-dessous de lui sur un quart de mille environ, un îlot de haute herbe limité sur le devant par la chaîne des montagnes, et par des collines sur les côtés. Au delà de la vallée le col serpentait à travers la chaîne, gorge rocailleuse prise entre deux murs de pierre perpendiculaires. Dissimulé sous un lit de verdure, le fond du défilé pouvait receler un grand nombre d’hommes.
Il concentra son attention sur les quelques monticules qui se pressaient à l’entrée du col, fouillant du regard la jungle à leur pied. D’avoir fait tout ce chemin lui procurait une apaisante satisfaction. « On a fait un sacré bout de route », se disait-il. Un grondement d’artillerie lui parvenait, amorti dans le grand silence qui planait sur les collines, l’écho sporadique d’une bataille qui se déroulait de l’autre côté de la montagne.
Martinez vint le rejoindre. « Ecoute, Mange-Japonais, chuchota-t-il, suivons le bord des collines qui contournent cette vallée. Des fois qu’y a quelqu’un à l’entrée du col, ils nous verraient si on traverse tout droit. » Martinez approuva de la tête, parcourut le sommet de la colline plié en deux, et prit sur la droite pour contourner la vallée.
Ils avançaient avec une grande lenteur, se tenant au plus près de l’herbe. Martinez faisait une trentaine de mètres, s’arrêtait pour un temps, puis repartait. Quelque chose de sa prudence se transmit aux hommes qui le suivaient. Sans que rien n’eût été dit, tous devinrent circonspects. Chacun revint de sa fatigue, les sens alertés, la jambe moins incertaine. Ils faisaient attention où ils posaient leur pied, levant la jambe à chaque pas, la reposant avec fermeté, s’efforçant d’éviter tout bruit. Devenus extrêmement sensibles au silence qui pesait sur la vallée, ils sursautaient au moindre bruit inattendu, réagissaient au bourdonnement des insectes. Leur tension s’accroissait. Ils s’attendaient à quelque événement, et leurs bouches tournaient au sec et leurs cœurs se mettaient à battre immodérément.
Il n’y avait que quelques centaines de mètres entre l’endroit d’où Croft avait examiné le terrain et les approches du col, mais la route prise par Martinez s’étendait sur plus d’un demi-mille. Il leur fallut un long temps pour faire la boucle, une demi-heure peut-être, et leur vigilance s’en ressentit. Les hommes en queue devaient parfois piétiner sur place pendant plusieurs minutes, puis piquer une poussée pour rattraper la file. C’était éprouvant, c’était exténuant, et ça leur mettait les nerfs en pelote. Leur fatigue s’éveilla, elle s’en prit à leurs reins, aux tendons endoloris^ de leurs jarrets. A moitié accroupis, les épaules cruellement cisaillées par le poids du sac, ils attendaient le signal pour reprendre leur marche. La sueur leur inondait les yeux et les faisait larmoyer. Leur tension se résorbait et changeait en hargne. Certains se remirent à grogner, et lors d’une halte prolongée Wilson sortit du rang pour se soulager. Le mouvement avait repris tandis qu’il était encore occupé, et une confusion en résulta tout au long de la colonne. Les hommes en queue envoyèrent dire aux hommes en tête de s’arrêter, et pendant une bonne minute il y eut un va-et-vient de chuchotements. L’avance reprit quand Wilson fut prêt, mais la discipline n’y était plus. Encore que personne ne parlât à haute voix, la somme des chuchotements et le relâchement de la vigilance s’additionnaient en un murmure audible. De temps à autre Croft leur faisait signe de se taire, mais sans grand effet.
Ils atteignirent
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