Les Nus et les Morts
sur une centaine de mètres, ils trébuchaient à travers l’herbe, absorbés dans les maux et les misères de leurs corps. Leurs pieds étaient en feu, leurs cuisses tremblaient d’épuisement. Autour d’eux tout miroitait dans la chaleur de midi, et un silence sans limites s’appesantissait sur la création. Seul se faisait entendre le vrombissement des insectes, presque plaisant dans sa persistance. Pour Croft et pour Ridges, même pour Wilson, l’atmosphère évoquait des images de labour dans les fermes aux jours de canicule, paisibles et bienfaisantes images dont rien ne dérangeait la quiétude sinon le fragile tracé d’un papillon contre le ciel. Paresseusement, comme s’ils déambulaient le long d’un chemin rural, ils se laissaient aller au fil de leurs souvenirs, revoyant l’ondoiement fertile des terres, aspirant des odeurs de germination après l’averse et l’éternelle haleine du sol labouré et des chevaux en suée. Eblouissants, le soleil et la chaleur embrasaient le monde.
Ils marchèrent pendant une heure, grimpant sans cesse, puis ils firent halte près d’un ruisseau pour remplir leurs bidons. Ils s’y reposèrent quinze minutes, et ce fut de non veau la marche. Trempés et retrempés au moins une douzaine de fois par l’embrun, la rivière, la transpiration, la rosée nocturne, leurs vêtements, à mesure qu’ils séchaient, se couvraient de nouvelles, taches. Le sel avait rayé le blanc de leurs chemises, et sous leurs aisselles et leurs ceinturons l’étoffe commençait de pourrir. Leur peau était échauffée et couverte de cloques et brûlée par le soleil ; déjà certains d’entre eux boitillaient, incapables de poser à plat leurs pieds ulcérés. Mais, sous le poids écrasant de la marche, sous la fièvre qui les consumait, c’est à peine s’ils s’apercevaient de leurs maux. La fatigue les avait écartelés, elle s’était insinuée dans les plus fragiles recoins de leurs corps, coulant du plomb dans leurs muscles. Ils avaient si souvent goûté à la bile amère du surmenage, ils s’étaient éreintés à l’assaut de tant de collines, qu’ils succombaient enfin à l’anesthésie de l’épuisement. Inanimés, stupides, oscillant en tous sens, ils continuaient leur effort sans plus se demander où ils allaient. Même le poids écrasant de leur charge était devenu partie d’eux-mêmes – un bloc de pierre incrusté à même leur dos.
Poussant plus haut, les taillis et les fourrés leur arrivaient presque à la poitrine. Des ronces se prenaient dans leurs fusils et les agrafaient au passage. Ils se débattaient, plongeaient à travers les broussailles, s’immobilisaient quand les épines les avaient ancrés au sol, se dépêtraient, repiquaient une tête. Rien n’existait pour eux en marge du terrain qui les précédait dans l’immédiat ; ils ne levaient presque jamais la tête vers le sommet de la colline qu’ils escaladaient.
Au début de l’après-midi ils firent une longue halte à l’ombre de quelques rochers. Le temps s’écoula dans une paix léthargique, parmi le stridulement des criquets et le vol languide des insectes. Pitoyablement exténués, les hommes s’endormaient. Hearn lui non plus n’avait aucun désir de bouger, mais la halte se prolongeait trop. Il se leva avec lenteur, ajusta son sac. « Allons, debout les gars », appela-t-il. Il n’y eut pas de réponse, et il ressentit une vive irritation. Ils auraient obéi à Croft sans lambiner. « Allons-y, mettons-nous en route, les gars. Nous ne pouvons pas rester assis sur nos fesses toute la journée. » a voix fut dure et impersonnelle, et les soldats se remuèrent dans l’herbe, avec lenteur et de mauvaise grâce. En les entendant grogner, il devenait conscient de leur grincheuse et maussade résistance.
Ses nerfs étaient plus tendus qu’il ne s’en rendait compte. « Suffit de bisquer et qu’on démarre », s’entendit-il siffler. Il comprit tout à coup qu’ils l’excédaient outre mesure.
« l’espèce de fils de garce », grogna quelqu’un. Il en fut choqué et vexé mais il se contint. Leur réaction, après tout, était assez compréhensible. Il fallait bien qu’ils pussent décharger leur fiel sur celui qui personnifiait à leurs yeux les fatigues de la marche, et quoi qu’il fît il allait, tôt ou tard, s’attirer leur haine. Son attitude finirait pas les décontenancer et par les embêter. Ils obtempéraient à Croft parce que Croft
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