Les Nus et les Morts
Ses sens paraissaient sans liaison entre eux ; il regardait le sol d’un œil vide, ou bien il fermait les yeux, cessait de respirer, et seule son ouïe demeurait alerte, ou encore sa tête roulait à terre, son nez frémissait aux effluves de la glèbe, à la piquante odeur des racines, aux délétères émanations de la moisissure.
Mais quelque chose n’allait pas. Il leva la tête, prêta l’oreille, perçut des voix assourdies en direction du champ, à une dizaine de mètres de là. Il s’efforça de voir à travers l’herbe, mais il ne voyait pas clair. Il se « lit que c’était peut-être quelqu’un de la section, enfla sa poitrine pour appeler – et se raidit.
C’étaient des Japonais, ou du moins il lui semblait avoir entendu des sons gutturaux, étranges, aigus, plutôt essoufflés. « Si ces Japonais me dégotent… » Une sensation d’horreur l’assaillit, lui coupant la respiration. Tout ce qu’il avait jamais entendu dire en fait d’atrocités japonaises lui traversa l’esprit. « C’est fils de pute ils me couperont les couilles. » Il sentait son souffle s’échapper de son nez, lentement, interminablement, il se sentait qui remuait les poils dans ses narines. Les Japonais piétinaient sur place, et leurs paroles se détachaient une à une contre ses oreilles.
« Doko ?
– Tabun koko. »
Ils piétinaient l’herbe, se déplaçant en rond. Il les entendait qui se rapprochait. Absurdement, il se mit à ânonner – « doko koko cola, doko koko cola ». Il enfouit son visage dans la terre, écrasant son nez sur le sol. Les muscles de sa face se contractaient dans son effort de rester coi. « Faut que je prends mon flingue. » Mais il L’avait laissé à un ou deux mètres derrière lui, quand il s’était enfoncé dans l’herbe. S’il bougeait pour le reprendre il se faisait repérer.
Il s’efforça de prendre une décision, et, de faiblesse, il se trouva au bord des larmes. C’en fut trop pour lui. Il s’incrusta plus profondément dans la terre et essaya de retenir sa respiration. Les Japonais riaient.
Il se-rappela les corps qu’il avait dérangés dans la grotte et il se mit à plaider silencieusement comme si, déjà, les Japonais l’avaient capturé. « Crotte, je fouillinais seulement pour un petit souvenir, vous comprenez ça vous autres, y avait pas de mal à ça. Vous pouvez faire la même chose avec mes copains, je m’en contrefous, un homme qu’est mort l’est mort, ça lui fait pas de mal. » Les Japonais furetaient dans l’herbe, à quelque cinq mètres de lui. Il songea un instant à se précipiter vers son fusil, mais il ne se souvenait pas où il l’avait abandonné. L’herbe s’était redressée sur son passage sans laisser de trace. « Oh ! nom de Dieu. » Il se raidissait, poussait son nez dans la terre. Sa blessure palpitait de nouveau et, partant de ses paupières des ronds bleu et or et rouge se vissaient dans sa cervelle. « Si seulement je me tire de là. »
Les Japonais s’assirent tout en parlant. L’un d’eux s’allongea, et le froissement de l’herbe arriva nettement à ses oreilles. Il essaya d’avaler, mais quelque chose bâillonnait sa gorge ; il avait peur de hoqueter et il demeurait la bouche ouverte, tandis que la salive s’écoulait de ses lèvres. Il aspirait les exhalaisons de son corps, la morsure aiguë de sa peur, le goût de son sang pareil à du lait vicié. Pendant une seconde il se revit dans la chambre où sa fille May était née. Ses odeurs de bébé lui revinrent, des odeurs de lait et de poudre et de pipi qui se mélangeaient aux siennes propres. Il craignait que les Japonais ne le sentissent.
« Yuki masu », dit l’un d’eux.
Il les entendit se lever, rire, puis s’en aller. Ses oreilles sonnaient et une pulsation travaillait dans sa tête. Il serra ses poings, enfonça de nouveau son visage dans la terre, s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Il ne se souvenait pas que son corps eût jamais été aussi faible, aussi vidé. Même sa bouche tremblait. « Fils de pute. » Il se sentit défaillir, essaya de se soulever, mais ce fut sans espoir.
Il ne revint pas à lui d’une demi-heure. Il reprit ses sens avec lenteur, flottant à la limite de l’inconscience, l’esprit nébuleux. Il resta un long temps sans bouger, sa main calée sous son ventre recueillant des gouttelettes de sang. « Où c’est qu’ils sont tous ? » se demandait-il. Il se rendait compte pour la
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