Les Nus et les Morts
songeant à la bagarre qui avait failli éclater à bord du canot entre Stanley, Red et Gallagher ; mais puisque Stanley s’était dégonflé, il ne lui servirait pas de grand-chose maintenant. « C’est pourtant un gars malin, pensait-il, probablement plus malin que Brown. »
« Qui d’autre ? demanda celui-ci.
– – Je me dis qu’il te faut quelqu’un à la redresse vu que t’auras deux mazettes. Ça te dit de prendre Stanley ?
– Sûr. »
Stanley n’était pas certain de ce qu’il voulait. Il était bon de reprendre le chemin de la côte, d’en être quitte avec la patrouille, et cependant il se sentait joué. En restant, il aurait pu avoir sa chance avec Croft et le lieutenant. Il en avait assez des combats, surtout du genre d’embuscades qu’ils venaient d’essuyer, mais néanmoins… C’est la faute ae Brown, se disait-il. « Si tu crois que Je dois aller, Sam, j’irai, mais je sens que je devrais rester comme qui dirait avec la section.
– – Nan, tu iras avec Brown. » N’importe quelle réponse l’aurait laissé insatisfait. C’était comme jouer à pile ou face pour décider d’une chose, et souhaiter après coup que la pièce fût tombée de l’autre côté. Il ne dit rien.
Hearn se gratta l’aisselle. « Quel nom de Dieu de gâchis ! » Il mordilla un brin d’herbe, le recracha paisiblement. Quand ils eurent ramené Wilson, il fut… bon, il en fut contrarié. S’ils ne l’avaient pas trouvé tout aurait été relativement simple, tandis que, du coup, la section allait se trouver amputée. C’était une drôle de sensation pour un chef de patrouille. Il lui fallait résoudre certaines choses ; cette patrouille prenait pour lui une signification qu’elle ne méritait pas. Et tout était bousillé, il ne savait pas au juste ce qu’ils allaient faire. Il devait se prendre en main, réfléchir à la situation.
« Où foutre qu’ils sont ces gars avec les perches pour le brancard ? » demanda Croft d’une voix irritée. Il était déprimé pour une fois, presque effrayé un peu. Ils avaient fini de parler et ils restaient plantés là, gênés les uns et les autres. A quelques pieds de là Wilson geignait et frissonnait dans son délire. Son visage était très blanc, et ses lèvres pleines et rouges s’étaient pincées dans les coins et avaient pris une couleur rose mêlée de gris plomb. Croft cracha. Wilson était un des anciens, et ça faisait plus mal, ça remuait davantage de le perdre lui plutôt que l’un des nouveaux. Si peu des anciens restaient – Brown dont les nerfs étaient en compote, Martinez, Red qui était malade, Gallagher désormais pas bon à grand-chose. Les autres ont été perdus dans l’affaire des canots de caoutchouc, et le restant a été blessé ou tué dans les mois passés à Motome. Et Wilson maintenant. Croft se demandait si son tour venait, à lui aussi. Il n’arrivait pas à débarrasser son esprit du souvenir de cette nuit où, tapi dans son trou,, il avait attendu en tremblant que les Japonais eussent traversé la rivière. Ses sens étaient à nu, comme enflammés. Il se rappelait avec une sorte de colère lascive, épaisse, comment il avait tué le prisonnier japonais. « Que j’y mette seulement la main, sur ces Japonais. » Cette patrouille le contrariait et l’enrageait, et sa fureur qui se dilatait embrassait tout dans sa violence. Il regarda le mont Anaka comme s’il mesurait un ennemi. Dans ce moment lui aussi haïssait la montagne, la considérant comme un affront personnel.
A une centaine de mètres devant lui il aperçut les hommes de corvée qui regagnaient le camp, les perches qu’ils venaient de couper se balançant sur leurs épaules. « Tas de fils de pute de fainéants". » Il se retint de les engueuler.
Brown les voyait venir d’un œil sombre. Dans une demi heure il se mettra en route avec ses brancardiers. Ils ahaneront pendant un mille ou plus, puis ils camperont pour la nuit avec ce blessé pour leur tenir compagnie dans la brousse. Il se demandait s’il connaissait son chemin de retour, se sentant tout a fait incertain de lui-même. « Et si les Japonais ont envoyé des patrouilles ? » Il broyait du noir. Il n’y avait pas moyen de s’en sortir. On aurait dit un complot contre eux tous. Ils étaient trahis, voilà tout. Il ne savait pas qui les avait trahis, mais cette idée, où se nourrissait son amertume, lui procurait un vague plaisir.
Dans les arbres alors
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