Les Nus et les Morts
qu’ils taillaient leurs perches, Roth trouva un oiseau. C’était une toute petite chose, plus petite qu’un moineau, avec. un plumage brun sombre et une aile cassée, et cela sautillait et gazouillait piteuse ment, comme à bout de forces. « Oh ! regarde ça, dit Roth.
– Quoi ? demanda Minetta.
– Cet oiseau », dit Roth. Il abandonna sa machette et s’approcha à pas attentifs, faisant un bruit de gloussement. L’oiseau fit entendre un petit pépiement et pencha la tête de côté comme une jeune fille timide. « Ah ! regarde, c’est blessé », dit-il. Il avança la main et, l’oiseau ne bougeant pas, il le saisit. « Eh, qu’est-ce qui ne va pas ? » dit-il doucement, susurrant un peu comme s’il parlait à un bébé ou à un chien. L’oiseau se raidit dans sa main, essaya de battre des ailes, puis se tassa, ses yeux minuscules examinant avec appréhension les doigts qui l’emprisonnaient.
« Hé, laisse voir, dit Polack.
– Laisse-le tranquille, il a peur », dit Roth, la voix pleurarde. Il se détourna pour protéger l’oiseau, le tenant à quelques pouces de son visage et lui adressant de petits bruits de succion. « Qu’est-ce qu’il y a, poupon ?
– Aaah, pour l’amour de Dieu, grommela Minetta. Allez, rentrons. » Ils avaient fini de tailler les perches ; lui et Polack en portaient une chacun, tandis que Wyman avait ramassé les pièces de traverse et les machettes. Ils revinrent vers le creux, Roth les suivant avec l’oiseau dans la main.
« Pourquoi foutre avez-vous mis si longtemps ? aboya Croft.
– On a fait aussi vite qu’on a pu, sergent », dit Wyman humblement. Croft renifla avec mépris. « Bon, allons-y, fabriquons ce brancard. »
Après avoir étalé avec soin la couverture de Wilson sur une toile imperméable, il y disposa les perches à quatre pieds l’une de l’autre, les borda, et ils se mirent à les enrouler aussi étroitement que possible. Quand les perches ne furent plus qu’à une vingtaine de pouces l’une de l’autre il mit les traverses en place, une à chaque bout, à six pouces à peu près du bord de la couverture, et les assujettit avec sa ceinture et celle de Wilson. Ceci fait, il souleva le brancard et le laissa tomber pour en éprouver la résistance. Cela tenait, mais il n’en fut pas satisfait. « Donnez-moi vos ceintures de pantalon », leur dit-il. Il s’y appliqua pendant quelques minutes, et quand il eut fini le brancard faisait un rectangle composé des deux perches, des traverses, et de la couverture et de la toile imperméable – celles-ci formant litière. Là-dessous les ceintures se croisaient diagonalement comme des étais, pour tenir les perches en place. « Je pense que ça va tenir », grommela-t-il. Il fronça les sourcils en apercevant la plupart des hommes rassemblés en cercle autour de Roth.
Roth était tout à son oiseau. Toutes les fois que celui-ci ouvrait son petit bec et essayait de picorer les doigts qui l’emprisonnaient, Roth ressentait un serrement de cœur. Une créature tellement sans défense. Tout son corps vibrait et se débattait, et pourtant ses efforts n’exerçaient aucune pression sur la main de Roth ; – un corps tiède qui dégageait une délicate odeur musquée semblable à celle de la poudre de riz. Malgré lui Roth le portait à son nez pour le renifler, pour toucher de ses lèvres son doux plumage. Ses yeux étaient si brillants, si alertes. Roth en était tombé amoureux dès l’instant où il l’avait trouvé. C’était si gentil. Toutes ses affections frustrées, accumulées pendant des mois, semblaient se reporter sur cet oiseau. Il le câlinait, il en respirait le bouquet, il examinait son aile démise, plein de tendresse à son endroit. Il éprouvait exactement la même joie que la fois où son fils lui avait tiraillé les poils du torse. Et aussi, encore qu’un peu inconsciemment, il jouissait de l’intérêt que les hommes manifestaient à sa trouvaille. Il était, pour une fois, le centre du spectacle.
Il lui eût été impossible de choisir un moment plus propice pour exciter l’hostilité de Croft.
La confection de la civière avait mis Croft en sueur et, sa tâche terminée, toutes les difficultés de la patrouille l’assaillirent de nouveau. Une rage brûlait en lui, à grandes flammes. Tout allait mal et Roth faisait joujou avec son oiseau, tandis que la moitié de la section bayait d’émerveillement.
Sa colère était trop violente
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