Les Nus et les Morts
l’emprise de la peur. Il en fut effrayé, car si c’était-vrai Hearn n’allait pas changer aisément d’idée.
« Je ne m’en vais pas engager les hommes dans le col après ce qui s’est passé aujourd’hui.
– Eh bien, pourquoi vous enverrez pas un homme pour reconnaître le col ? Nom de Dieu, c’est le moins qu’on peut faire. »
Hearn secoua de nouveau la tête.
« Ou bien on peut escalader la montagne. »
Hearn se gratta le menton. « Nous n’y réussirions pas », dit-il finalement.
Croft joua sa dernière carte. « Mon lieutenant, on sait jamais, si on réussit cette patrouille ça pourrait hâter la fin de la campagne. »
Le facteur final de l’équation. Cela devenait trop compliqué. Car il y a un noyau de vérité là-dedans, pensait Hearn. Le succès de la patrouille aurait pu constituer une de ces minuscules contributions au déroulement de la guerre, un de ces points intangibles dont il avait parlé naguère au général. « Comment faites-vous pour mesurer s’il est préférable que la guerre finisse plus tôt et que tant d’hommes rentrent chez eux, ou que tous ils restent ici et s’en aillent à vau-l’eau ? »
Concrètement pris, les troupes de la division s’en trouveraient d’autant mieux que la campagne finirait plus tôt. C’est ce qui l’avait décidé à continuer la patrouille en premier lieu. Mais les choses étaient trop complexes pour être résolues au pied levé. Un seul point s’imposait pour l’instant – répondre à Croft, accroupi à côté de lui avec l’air inflexible d’une pièce de métal.
« D’accord, nous enverrons un homme cette nuit même pour reconnaître le col. S’il s’aperçoit de quoi que ce soit de suspect, nous faisons marche arrière. » Etait ce de la rationalisation ? Ne faisait-il en réalité que se tromper lui-même, que se chercher une excuse pour continuer la patrouille ?
« Vous voulez y aller, mon lieutenant ? » demanda Croft avec une trace de moquerie dans la voix.
Il ne le pouvait pas. S’il était tué, cela ferait trop bien l’affaire de Croft. « Je ne pense pas que c’est à moi d’y aller », dit-il froidement.
Croft raisonnait de la même façon. S’il y allait lui, et était tué, la section ferait certainement demi-tour. « Je crois que Martinez est l’homme qui s’impose. »
Hearn approuva de la tête. « Très bien, envoyez-le. Le matin venu nous prendrons une décision. Et dites-lui de me réveiller quand il rentrera. » Il consulta sa montre. « C’est mon tour de garde. Dites-lui de venir me voir en partant, pour que je sache que c’est lui qui rôde. »
Croft promena un regard par le creux pour découvrir la couverture de Martinez. Il décocha un coup d’œil à Hearn et s’approcha de Martinez pour le réveiller. Le lieutenant grimpait sur le tertre pour relever l’homme de garde.
Croft dit à Martinez l’objet de sa mission, puis, la voix basse, il ajouta : « Si tu vois des Japonais camper, tâche de les contourner et de pousser plus loin.
– Oui, compris, dit Martinez, laçant ses chaussures.
– N’emmène que le couteau de tranchée.
– Bon. Moi de retour dans trois heures peut-être. Dis à la garde. »
Croft le retint par l’épaule. Martinez frissonnait légèrement. « Ça va ? demanda-t-il.
– Oui, ça va.
– Bon, maintenant écoute, dit Croft. Quand tu rentreras, dis rien à personne avant de me voir. Si le lieutenant est réveillé, tu lui diras que rien est arrivé, t’as compris ? » Sa bouche était sèche ; une puissante angoisse le travaillait, qui lui venait de son sentiment de désobéir à un ordre. Et, de plus, il y avait quelque chose d’autre, quelque chose d’inexprimé encore. Il exhala avec difficulté.
Martinez fit oui de la tête, fermant et ouvrant ses poings pour dégourdir ses doigts. « Moi partir maintenant, dit-il en se redressant.
– T’es un bon gars, Mange-Japonais. » Il y avait quelque chose d’étrange dans le fait de chuchoter dans cette obscurité. Les hommes couchés autour d’eux semblaient morts.
Martinez roula son fusil dans sa couverture pour le garder au sec, puis le coucha sur son sac. « Ça va, Sam. » a voix tremblait tout juste à peine.
« Ça va, Mange-Japonais. » Croft le vit parler quelques secondes avec Hearn, puis s’engager dans l’herbe kunaï et prendre sur sa gauche, parallèlement aux grandes falaises de la montagne. Il se frotta pensivement
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