Les Nus et les Morts
et l’entrée du col d’un vert noir impénétrable, bien plus profond que l’ombre environnante. Derrière lui et sur sa droite la masse gigantesque de la montagne brillait étrangement dans le noir, comme quelque monument énorme illuminé par des projecteurs.
Pendant cinq bonnes minutes il ne quitta pas du regard le bocage au bout du champ, ne pensant à rien, tout yeux et tout oreilles. La tension avec laquelle il regardait, le raidissement qui lui oppressait la poitrine, lui procuraient un plaisir, complet en soi, pareil à celui que l’on éprouve dans l’ivresse, quand on est heureux d’en ressentir les premiers effets. Inconsciemment, il retenait sa respiration.
Rien ne bougeait. Il ne perçut pas d’autres bruits que ceux de l’herbe. Doucement, posément presque, il se laissa glisser par-dessus le rempart et s’accroupit dans le champ, attentif à découvrir une ombre où il pût se cacher. Mais il n’y avait pas moyen de gagner le bocage sans passer sous la lune. Il réfléchit un instant, sauta sur ses jambes, se tint en pleine vue du bocage le temps d’une seconde terrifiante, puis se jeta à terre. Personne ne tira. Si les Japonais occupaient toujours l’îlot de verdure, il y avait des chances que son apparition les aurait suffisamment surpris et effrayés pour les pousser à faire feu.
Il se releva doucement, parcourut par bonds rapides la moitié du champ, puis se laissa aller d’un plongeon derrière une pierre. Pas de réaction, pas de feu. Il parcourut une autre trentaine de mètres, s’abrita derrière un autre rocher. Les abords du bocage n’étaient plus qu’à une cinquantaine de pieds. Il écouta sa propre respiration, regarda l’ombre ovale que la lune dessinait au pied de son rocher. Tous ses sens lui disaient qu’il n’y avait personne dans le bocage, mais il était trop dangereux de s’y fier. Il se redressa, resta debout toute une seconde, puis se baissa de nouveau. « S’ils n’ont pas tiré maintenant… » Il se sentait d’humeur fataliste. Il n’y avait pas moyen de traverser un champ découvert éclairé par la lune sans se faire repérer.
Il couvrit d’une glissade la distance qui le séparait du bocage, s’immobilisa, s’aplatit contre un tronc d’arbre. Rien ne bougeait. Quand ses yeux se firent à l’obscurité il se laissa couler d’arbre en arbre, séparant au passage la broussaille avec ses mains. Au bout d’une quinzaine de mètres il arriva à une piste, s’arrêta, regarda de gauche et de droite, puis suivit le lacet, lequel le ramena en bordure du bocage, vers une petite éclaircie, où il s’agenouilla pour reconnaître le terrain. Une mitrailleuse avait occupé l’endroit plusieurs jours plus tôt – ce qu’il déduisait du fait que les trous du trépied n’étaient pas plus humides que le sol environnant. D’ailleurs, la mitrailleuse ayant été pointée en direction du rempart de pierre, les Japonais n’auraient pas manqué de s’en servir cet après-midi, lors de l’embuscade.
Doucement, précautionneusement, il examina le pourtour du bocage. Les Japonais n’y étaient plus, et d’après la quantité des rebuts, de la dimension de leur fossé d’aisance, il estima qu’ils devaient avoir été une section complète. Or, ceux qui les avaient accueillis à coups de fusil ayant été bien moins nombreux, cela ne pouvait signifier qu’une chose : le gros de leur section s’était retiré la veille ou l’avant-veille, laissant une arrière-garde – laquelle à son tour leva le camp peu après l’escarmouche.
Pourquoi ?
Comme en réponse, le bruit atténué d’une canonnade se fit entendre. L’artillerie avait été active tout au long du jour. « Japonais rentrer aider arrêter attaque », pensa-t-il. Cela paraissait plausible, et cependant il demeurait perplexe. Quelque part plus loin dans le col il pouvait y avoir – ou pas y avoir – des Japonais. Il frissonna, tenant à la main un carton pourri qui avait dû contenir une ration alimentaire. Quelque part. Il eut une vague et plutôt effrayante vision de soldats qui s’avancent dans le noir, titubant sur leurs jambes. Il risquait de se jeter dans la gueule du loup. Il secoua la tête comme un animal qui se cabre devant un danger. Le silence et l’obscurité du bocage lui pesaient, corrodant son courage. Il lui fallait se remettre en mouvement.
Il s’épongea le front, constatant avec surprise qu’il transpirait et que sa chemise trempée était très
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