Les Nus et les Morts
montant sur plusieurs centaines de mètres, puis contourna une série de petits bocages. Il avait perdu sa force de concentration, son sens aigu d’observation s’était émoussé, et il avançait à l’aveuglette. Encore que moins abruptement, le défilé montait toujours. Le col semblait n’avoir pas de fin, et tout en sachant qu’il n’avait couvert que quelques milles, la distance parcourue lui paraissait bien plus grande.
Il parvint à une autre percée bordée par un bois sur sa gauche, et une fois de plus il s’agenouilla dans l’ombre, écarquillant les yeux. Tout à coup il frémit. Il venait de comprendre l’erreur qu’il avait faite en tuant la sentinelle. L’homme dont c’était le tour de prendre la garde dormirait peut-être toute la nuit, mais il était bien plus probable qu’il se réveillerait. Martinez lui-même ne s’endormait jamais profondément qu’après avoir fait son temps de garde. Quand ils auront découvert l’homme qu’il a tué, ils ne fermeront pas l’œil de la nuit. Jamais il ne pourrait leur échapper.
Il avait envie de pleurer. Plus il s’attardait, plus dangereuse devenait sa situation. En outre, ayant fait une erreur comme celle-ci, quelles autres erreurs n’avait-il pu commettre ? De nouveau il frisait l’hystérie. Il lui fallait faire demi-tour, et cependant… Il était sergent, sergent américain.
N’eût été ce sens de loyauté il se serait écroulé depuis ties mois. Il s’essuya le visage et reprit sa marche en avant. La singulière idée lui traversa la tête de continuer jusqu’à ce qu’il eût traversé le col, atteint les arrières des Japonais, reconnu les défenses de Botoï Bay. Toute une imagerie glorieuse s’échafauda dans son esprit pendant un instant : Martinez décoré, Martinez au garde-à-vous devant le général, la photographie de Martinez dans le journal mexicain de San Antonio. Mais la vision s’évanouit sous le poids de sa propre absurdité ; il n’avait pas de provisions, pas d’eau, pas même de couteau.
A ce moment, sur sa gauche, il vit un long reflet de lune à l’ombre d’un arbuste qui s’avançait hors d’un bocage. Il se laissa aller sur un genou pour examiner le terrain, quand il perçut la fine sonorité d’un crachat qui gicle à terre. Ceci était un autre bivouac japonais.
Il aurait pu le contourner. L’ombre, ici, était très profonde le long de la falaise ; en prenant ses précautions, il aurait pu passer inaperçu. Mais cette fois ses jambes furent trop faibles, sa volonté trop flasque. Il se sentit incapable de passer de nouveau à la vue d’une mitrailleuse.
Mais il devait continuer. Il se frotta le nez, comme un enfant face à une difficulté insurmontable, Toute la fatigue des deux dernières journées, la tension nerveuse de cette nuit l’accablèrent de tout leur poids. « Nom de Dieu, jusqu’où il veut moi aller ? » pensa-t-il avec ressentiment. Il revint sur ses pas, glissa sous l’ombre du bocage qu’il venait de quitter, puis il se mit à descendre le défilé. L’idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’il avait poignardé la sentinelle, redoublait son anxiété. Ils allaient sans doute patrouiller le col – encore que pas avant l’aube tout de même, et de toute façon il était perdu s’ils avaient découvert leur mort. Il ne fit virtuellement aucun effort pour se camoufler le long du parcours où, à l’aller, il était passé sans encombre. Faire vite était désormais la seule chose qui comptait.
Il arriva sur les arrières du bois que traversait la piste en forme de T, s’arrêta – écoutant. Ne percevant aucun bruit, impatienté, il aborda en rampant la partie verticale du sentier. Le mort reposait paisiblement contre la mitrailleuse. Martinez lui jeta un coup d’œil et se mit à le contourner sur la pointe de ses pieds, quand il remarqua une montre-bracelet sur son poignet. Il s’immobilisa pendant deux longues secondes, regardant la montre, se demandant s’il allait s’en emparer. Il avait déjà tourné le dos au cadavre quand, changeant d’idée, il refit un pas en arrière et s’agenouilla. La main du Japonais était encore tiède. Il se mit à tripoter le bracelet, mais un accès soudain d’horreur et d’angoisse lui fit abandonner le poignet du mort. Non. L’idée de s’attarder dans ce bois lui devint insupportable.
Au lieu de tourner sur sa gauche et de suivre la piste qui courait à la lisière du bois, il évita la
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