Les Nus et les Morts
par l’air inexpressif qu’assuma le visage de Red. « C’est un ordre, mon lieutenant ? » Sa voix était mate, un peu rauque.
Voyons, quelle mouche le piquait ? « Non, bien sûr que non. »
Red se gratta le bras avec lenteur. Il fut pris tout à coup d’une rage si démesurée, qu’il en éprouva presque de l’inquiétude.
« Je veux pas de faveurs, grommela-t-il.
– Je ne vous en offre pas. »
Il le haïssait, ce lieutenant, ce grand type avec son sourire faux, toujours prêt à faire camarade. Pourquoi ne le laissait-il pas en paix ?
Le temps d’un instant il fut tenté. Il le sut au bondissement excessif de son cœur. S’il acceptait quelque chose dans ce genre, toutes ses défenses s’écrouleraient. Ils te prennent au piège puis tu te fais de la bile pour faire marcher les choses et tu te mets à chercher noise aux hommes et à lécher le cul aux officiers. Travailler avec Croft.
« Choisissez plutôt une autre poire, mon lieutenant. »
Hearn en fut furieux pendant un instant. « Très bien, je n’ai rien dit », grogna-t-il. Ils le haïssaient, ils ne pouvaient que le haïr, et il devait s’y faire tant que durerait la patrouille. Il regarda Red, sentant refluer sa colère au spectacle de ce corps décharné, de ce visage émacié à l’épiderme rouge et meurtri.
Croft passa a côté d’eux. « Oubliez pas de remplir vos bidons, les gars », commandait-il. Obéissants, quelques-uns s’en furent vers le petit ruisseau qui coulait de l’autre côté du tertre.
Hearn promena un coup d’œil circulaire, aperçut Martinez qui s’étirait sous sa couverture. Il l’avait complètement oublié, et il ignorait tout de son rapport. « Croft ! cria-t-il.
– Oui, mon lieutenant ? » dit Croft. Il était en train de s’ouvrir une boîte de ration alimentaire. Il jeta l’emballage de carton et s’approcha d’Hearn.
« Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillé quand Martinez est rentré ?
– De toute façon on y pouvait rien avant le matin, dit Croft d’une voix traînante.
– Bon, eh bien, à l’avenir vous me laisserez le soin d’en décider. » Il fouilla le regard impénétrable de ses yeux bleus. « Qu’a-t-il vu, Martinez ? »
Croft fendit l’enveloppe de papier ciré qui protégeait la ration. Un picotement nerveux se mit à courir le long de son dos. « Le col est désert aussi loin qu’il est allé. Il pense que ces Japonais qui nous ont canardés hier étaient les seuls à l’occuper, et que le col est maintenant ouvert. » Il avait voulu retarder le plus longtemps possible son explication avec Hearn ; il avait même nourri l’espoir irrationnel qu’il n’aurait pas à s’expliquer du tout. Le fourmillement nerveux picotait de nouveau sa chair. Une idée germait là derrière, prudemment tapie sous le couvert de ses paroles. Il parlait les yeux baissés, et quand il eut fini il se détourna vers l’homme qui montait la garde sur le tertre au-dessus d’eux. « Ouvre l’œil, Wyman, appela-t-il doucement. Sacré nom de Dieu, t’as assez dormi. »
Il y avait quelque chose de louche là-dessous. « Ça parait étrange qu’ils aient abandonné le col, dit Hearn.
– Oui », dit Croft. Il venait d’ouvrir la boîte d’œufs au jambon, et il s’emplissait la bouche à l’aide de sa fourchette. « On dirait », fit-il. Il regardait de nouveau à ses pieds. « Peut-être qu’on devrait essayer la montagne, mon lieutenant. »
Hearn leva les yeux sur le mont Anaka. Ce matin, oui, le pic. n’était pas sans séduction. Ils auraient pu essayer. Mais il secoua la tête avec fermeté : « C’est impossible. » C’eût été de la folie, d’autant plus qu’ils ignoraient si l’autre versant était praticable.
Croft le regardait impassiblement. Depuis le commencement de la patrouille le visage émacié de Croft s’était aminci encore davantage, et les lignes de son petit menton carré s’étaient accentuées. Il avait l’air fatigué. Bien qu’il eût emporté son rasoir il avait négligé de se raser ce matin-là et, du coup, ses traits paraissaient plus étroits que d’ordinaire. « C’est pas impossible, mon lieutenant. J’ai pas arrêté d’examiner cette montagne depuis hier matin. Y a une trouée dans les falaises à cinq milles environ à l’est du col. On démarre maintenant et on escalade ce maudit chose en un jour. »
L’expression de Croft quand il avait regardé la montagne à travers les
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