Les Nus et les Morts
hâter. A tout moment le mitrailleur pouvait se lever pour aller réveiller celui dont c’était le tour de prendre la garde – et il serait découvert. Il lui fallait le tuer tout de suite.
Et de nouveau quelque chose semblait ne pas aller dans ses prévisions. Il sentait que si seulement il pouvait secouer la tête ou fléchir ses membres, la chose lui deviendrait claire. Mais il était pris. Il toucha son couteau de tranchée, le fit glisser hors de sa gaine. Le manche lui parut mal commode dans sa main, étranger ; bien qu’il se fût servi de son couteau des centaines de fois pour ouvrir des boîtes de conserves ou pour tailler toutes sortes d’objets, il ne savait pas comment le tenir dans ce moment. Un rayon de lune se réfléchissait sur la lame et il la recouvrit de son avant-bras, ses yeux écarquillés de terreur ne quittant pas l’homme à la mitrailleuse. Il se faisait l’effet de le connaître de longue date ; ses gestes, lents et paresseux, retraçaient un chemin familier dans l’esprit de Martinez – un sourire tordit sa bouche quand le Japonais se mit à se triturer le nez, un sourire dont il ne se rendit même pas compte si ce n’est que les muscles de ses joues lui firent mal.
« Toi le tuer », se commanda-t-il. Mais il ne bougeait pas ; il restait couché à plat ventre avec son couteau caché sous son bras, le sol humide de la piste aspirant la chaleur de son corps. Il se sentait alternativement fiévreux et transi. De nouveau tout lui devint irréel – comme les choses terrifiantes qu’il voyait parfois dans ses cauchemars. Tout cela n’était qu’illusion, et une fois de plus il songea à faire demi-tour. Lentement -– il lui fallut plus d’une minute pour le faire – il se mit à quatre pattes, ramena un pied sous lui, se balançant sur place comme une pièce de monnaie qui vacille sur son champ, incertain s’il devait attaquer ou battre en retraite. Puis il devint conscient du couteau dans sa main.
« Méfiez-vous d’un sacré Mex armé d’un couteau. »
La phrase – fragment d’une conversation surprise entre deux Texiens et longtemps demeurée enfouie dans son subconscient – résonna dans sa tête et le piqua au vif, « Nom de Dieu mensonge », pensa-t-il. Mais, déjà l’idée de ce qu’il devait faire reprenait le dessus. Il avala avec effort. Jamais encore il ne s’était senti si gourd. Son couteau lui inspirait une sorte d’amertume étourdissante, d’effroi paralysant, et la lueur de la lune le mettait au supplice. Il chercha des yeux un caillou, en trouva un, et avant même d’avoir pris sa décision il envoya la pierre de l’autre côté dp la mitrailleuse.
Le Japonais fit demi-tour en direction du bruit, présentant son dos à Martinez. Il fit un pas silencieux, s’arrêta, puis projeta son bras libre autour de la gorge du Japonais. En silence, sans hâte presque, il plaça la pointe de son couteau au-dessus de la clavicule de l’homme et poussa de toutes ses forces.
Le Japonais se débattit sous son bras comme un animal qu’on empoigne, et Martinez éprouva une vague irritation. Pourquoi faisait-il tant d’histoires ? Le couteau n’entrerait pas assez profondément. Il tira le manche, libéra la lame,
Suis la replongea de nouveau. Le soldat se tortilla prenant une seconde, puis s’écroula.
Toutes les forces de Martinez s’en allèrent d’un seul coup. Il regarda stupidement le corps, se baissa pour ramasser son couteau, essaya de le libérer, mais ses doigts s’agitaient trop. Il sentit le sang s’écouler sur sa paume, se raidit, essuya sa main le long de sa cuisse. Les a-t-on entendus ? Ses oreilles recapturaient les bruits de la lutte comme si, ayant vu les lueurs d’une explosion lointaine, il en avait enfin perçu les échos.
Bougeait-on ? N’entendant rien, il comprit qu’ils n’avaient fait que très peu de bruit.
Puis vint la réaction. La sentinelle morte lui répugnait ; elle lui inspirait le mélange de soulagement et de révulsion que l’on éprouve pour un cafard à qui on a donné la chasse et qu’on a finalement écrasé. C’était exactement ce qu’il ressentait. Il frémissait à cause du sang qui séchait sur ses mains, mais il aurait frémi tout autant à la vue du cafard réduit en pulpe. La seule chose qui importait était de reprendre la marche et, courant presque, il s’élança le long de la branche verticale du sentier.
Il arriva dans un passage découvert, continua, continua en
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