Les Nus et les Morts
pendant les dernières vingt minutes avait eu du mal à garder son souffle, reposait immobile à plat dos dans l’espoir de regagner l’usage de ses jambes.
« Comment ça va ? lui demanda Roth.
– Je suis pompé », dit Wyman. Ils continuèrent de la sorte toute la journée, et l’expérience acquise au cours de cette patrouille lui disait qu’il ne tiendrait pas le coup. « Je m’en vais réduire le poids de mon sac », dit-il à Roth.
Mais tout y était, essentiel. Il se demandait s’il allait jeter ses rations ou sa couverture. Ils avaient emporté chacun vingt et une rations, dont sept seulement étaient consommées jusqu’à présent. Mais s’ils devaient traverser la montagne et patrouiller dans les arrières des Japonais, ils resteraient en route une semaine au moins. Le risque était trop grand. Il retira la couverture de son sac et lu jeta à quelques mètres de là.
« A qui est cette couverture ? demanda Croft en s’approchant.
– A moi, sergent, admit Wyman.
– Ramasse-moi ça et fourre-la dans ton sac.
– J’en ai vraiment pas besoin », dit Wyman doucement.
Croft le foudroya du regard. Maintenant que Hearn n’était plus, la discipline redevenait son affaire – une affaire qu’on ne questionnait pas. Des habitudes de veulerie s’étaient implantées avec Hearn, qu’il devait cautériser. De plus, tout gaspillage l’offensait. « Ramasse-moi ça je te dis. »
Wyman se leva en soupirant et ramassa sa couverture. Tandis qu’il la pliait, Croft s’adoucit un peu. Il était content de la prompte obéissance de Wyman. t T’en auras besoin, de cette couverture. Quand t’auras froid uu cul cette nuit, tu seras salement content d’avoir de quoi le couvrir.
– Oui, dit Wyman sans enthousiasme, songeant au poids de la couverture.
– Comment ça va, Roth ? demanda Croft.
– Ça va très bien, sergent.
– Je veux pas que tu traînailles aujourd’hui, compris ?
– Non », dit Roth. Il était furieux. Tout en suivant des yeux Croft qui déambulait parmi les hommes et leur adressait çà et là un mot, il arrachait furieusement des touffes d’herbe. « Vous laisse jamais respirer un coup », chuchota-t-il à l’adresse de Wyman.
« Oh ! Jésus, si le lieutenant… » dit Wyman. Il se sentit brusquement déprimé. Avant, avec Hearn, on avait sa chance, il s’en rendait compte maintenant. « Quelle sale déveine », dit-il.
Roth fit oui de la tête. Il aurait dû laisser souffler la victime, ce Croft, mais il était comme un loup. « Si je commandais la section, dit-il de sa voix lente et pompeuse, j’aurais laissé souffler mon monde, j’aurais tâché d’être décent, j’aurais fait appel à ce qu’il y a de meilleur en nous.
– Oui, moi aussi, dit Wyman avec abnégation.
– Je ne sais plus », dit Roth en soupirant. Une fois il s’était trouvé dans une situation semblable à celle ci.
Son premier travail, après deux années de chômage pendant la crise économique, avait été chez un gérant de meubles. Il faisait les encaissements ; Il n’avait jamais aimé ce travail où il était en butte aux invectives des locataires. Un jour il avait visité un appartement occupé par deux vieilles gens qui avaient un arriéré de loyer de plusieurs mois. Leur histoire était triste, comme celles qu’il entendait en ce temps -– ils avaient perdu leurs économies dans la déconfiture d’une banque. Il avait failli leur donner un autre délai d’un mois, mais il n’osa pas rentrer au bureau les mains vides, Il n’avait fait aucun encaissement ce jour-là. Et, pour masquer sa sympathie, il se montra rude avec eux et les menaça d’expulsion. Ils plaidèrent, et lui, tout en imaginant leur terreur de se voir évincés, découvrit qu’il jouissait de son rôle. « Ça m’est égal où vous trouverez votre argent, avait-il dit à la fin. Trouvez-en, c’est tout. »
A présent, tandis qu’il y songeait, une angoisse lui en venait, comme si de s’être montré si intransigeant il avait compromis son propre destin. « Eh, pensa-t-il, quelle superstition. L’un n’a rien à voir avec l’autre. » Il se demandait si Croft ressentait peut-être la même chose quand il était cruel, mais la supposition lui parut ridicule. « C’est du passé tout ça, n’y pense^ plus », se dit-il. Cependant, il était troublé.
Et Wyman songeait à une partie de rugby dans un terrain vague. Il jouait comme plaqueur dans l’équipe
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