Les Nus et les Morts
se mit à masser ses pieds couverts de cloques et d’ulcérations. Il leur restait une dizaine de milles à faire. Brown soupira, pétrissant avec douceur son gros orteil. « Je devrais rendre mes ficelles », songea-t-il.
Mais il savait qu’il n’en ferait rien. « Ça continuera et continuera jusqu’à ce qu’ils me cassent. » Il regarda Stanley, toujours étalé par terre. « Aaah, on se vaut nous deux. Ça sera à lui bientôt d’être dans mon pétrin. »
Croft possédait un savoir instinctif du sol ; il devinait les forces et les torsions qui l’avaient soulevé, les vents et les eaux qui l’avaient érodé. Il y avait beau temps que les hommes ne se questionnaient plus sur le choix qu’il faisait de ses routes ; ils le savaient aussi infaillible que la venue du jour après la nuit ou de la fatigue après une longue marche. Ils n’y pensaient même plus.
Lui-même en ignorait la raison. Il eût été incapable d’expliquer ce qui l’incitait à prendre la gauche ou la droite quand il escaladait une falaise, alors que les deux chemins y menaient également. Il savait seulement que celui des chemins qu’il n’avait pas choisi l’aurait mené dans une impasse. La rampe de gauche pouvait bien se rétrécir et s’effacer, celle de droite se perdre au faite d’un monticule ou d’un affleurement isolés. Un géologue ayant des années d’étude et d’expérience sur le terrain aurait sans doute choisi avec un égal bonheur, mais non pas plus rapidement. Il aurait marqué une pause, invoqué son jargon, pesé les données, estimé les intangibles, comparé les courbes d’érosion et d’affaissement, d’expansion et de contraction, puis il aurait néanmoins hésité. Il y avait, après tout, trop d’éléments en jeu.
Croft sentait la nature du sol et du roc, il la connaissait aussi bien que le fléchissement dans ses muscles, il savait comment dans un âge de tempêtes l’écorce terrestre s’est soulevée pour prendre sa forme présente. Jamais ce sentiment de tempête-naissance ne le quittait quand il explorait un terrain ; il savait presque toujours quel aspect prendrait l’autre versant d’une colline. C’est ce savoir qui lui faisait pressentir intuitivement la proximité de l’eau, quelque étranger que lui fût le pays où il voyageait.
Cette disposition était innée, ou peut-être s’était-elle développée pendant des années passées à mener des troupeaux, des patrouilles, au cours de mille occasions où il est important de savoir quelle route empaumer. Quoi qu’il en fût il guidait ses hommes sans hésiter, escaladant, falaise après falaise, se glissant de défilé en défilé, ne s’arrêtant qu’à contrecœur pour permettre aux autres de le rattraper et de regagner leur souffle. Tout arrêt l’agaçait. Malgré toutes les fatigues passées il était agité et impatient, poussé en avant par une incessante tension. Il avait la montagne aux dents aussi tenacement, et aussi définitivement qu’un chien de meute qui dépiste le gibier. Il était sans cesse en hâte de monter plus haut, de voir l’au-delà d’une crête. La masse même de la montagne avait le don de l’enflammer.
Il les emmena au faîte de l’escarpement d’argile d’où, après un moment de repos, il avait pris sur sa droite pour escalader une pente rapide couverte d’herbe kunaï qui aboutissait contre une muraille rocheuse haute d’une trentaine de pieds. Tournant sur sa gauche il découvrit une série de dalles praticables. Au-dessus, une masse confuse de rocs se prolongeait en une ligne d’arêtes étroites qui s’en allait zigzagant vers la mi-hauteur de la montagne. Il s’y engagea, suivi de ses hommes, pataugeant à travers des touffes d’herbe, ne s’arrêtant que si la rampe se rétrécissait dangereusement.
Parsemée de rocs erratiques, l’arête surplombait une falaise presque verticale. Par endroits l’herbe kunaï rendait la marche très incertaine ; ne voyant pas plus bas que leurs genoux, les hommes s’avançaient avec lenteur, s’agrippant à deux mains à l’herbe, le fusil posé en travers sur le sac. Ils continuèrent de la sorte pendant une demi-heure, puis ils firent halte. Il y avait un peu plus d’une heure que Croft leur fit escalader la première falaise et le soleil était encore dans son est, mais ils croulaient sous la fatigue, lis accueillirent la halte comme une bénédiction et s’étalèrent en file le long de l’arête.
Wyman, qui
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