Les Nus et les Morts
n’avaient pas été en train de marcher il se serait peut-être jeté sur eux, il les aurait combattus jusqu’à son dernier souffle. Rien de ce qu’il pouvait faire ne serait valable, rien ne saurait leur plaire. Il bouillonnait, mais cette fois-ci il ne s’agissait pas que de compassion pour lui-même. Il comprenait. Il était le souffre-douleur parce qu’il fallait toujours un souffre-douleur. Le juif était le punching-ball dont ils ne pouvaient pas se passer.
Il était de taille si médiocre. Sa rage était pathétique, mais il refusait de s’apitoyer. S’il avait été plus fort il aurait pu faire quelque chose. Mais même ainsi, tandis qu’il se traînait au bout de la file, quelque chose de nouveau l’animait, quelque chose d’impressionnant. Dans ce moment les hommes qui le devançaient ne lui faisaient plus peur. Les jambes molles, la tête roulant sur ses épaules, il surmontait son épuisement et, oublieux de son corps, il se traînait dans la solitude d’une rage qui régénérait son être.
Croft était préoccupé. Il n’était pas intervenu lors de la défaillance de Roth. Pour une fois il ne sut que faire. L’incessant effort de mener la section depuis tant de mois, la tension des trois journées passées avec Hearn, produisaient leurs effets. Il était las. La moindre contrariété mettait ses nerfs à nu ; la maussaderie des hommes, leur fatigue, leur répugnance à continuer, l’usaient. La décision qu’il prit après la reconnaissance de Martinez l’avait épuisé. Quand Roth s’était effondré il avait fait un effort pour revenir sur ses pas – pour s’arrêter à mi-chemin. Il s’était senti trop las pour faire quoi que ce fût. Si Gallagher n’avait pas pris les devants il serait sans doute intervenu, mais cette fois-ci il ne fut pas fâché d’attendre. Il s’exagérait ses petites fautes et ses défaillances. Il se souvenait avec répulsion de sa torpeur, la nuit de l’attaque sur la rivière, quand les Japonais l’eurent interpellé ; il repensait sans cesse aux nombreux petits émois qui lui firent perdre contenance avant qu’il pût agir. Pour une fois il était dans le doute. La montagne se gaussait toujours de lui, elle l’attirait toujours, mais c’est mécaniquement, sur des jambes de plomb, qu’il réagissait désormais à son appel. Il savait qu’il s’était mépris quant à la résistance de ses hommes et à sa propre énergie. Il ne restait qu’une ou deux heures jusqu’au coucher du soleil, et jamais ils n’atteindraient le pic avant la tombée de la nuit.
La corniche qu’ils suivaient se faisait plus étroite. A une centaine de pieds au-dessus de lui il apercevait le sommet dentelé de la falaise, presque impossible à escalader. Par-delà le sommet la corniche remontait le long d’une autre’‘ falaise, derrière laquelle devait se trouver le pic de la montagne. Il ne se pouvait guère que, sur ce point, ils en fussent à plus d’un millier de pieds. Il voulait être à la vue du sommet avant de s’arrêter pour la nuit.
Mais la corniche se faisait dangereuse. Les nuages s’accumulaient au-dessus d’eux comme des ballons gonflés, et ils s’avançaient à travers ce qui était presque un brouillard. La pluie, ici, était plus froide. Elle les glaçait et ils perdaient pied sur le roc glissant. Au bout de quelques minutes la pluie leur déroba le Sommet de la falaise, et ils continuèrent à s’avancer pouce à pouce le long de lu corniche, le visage plaqué contre la paroi rocheuse.
La corniche, en cet endroit, n’avait qu’un pied de largeur. Les hommes s’y avançaient avec-une extrême lenteur, prenant appui sur les touffes d’herbe et de buisson qui poussaient dans les craquelures de la paroi. Tout pas les terrifiait, mais à mesure qu’ils se poussaient le long de la corniche l’idée de faire marche arrière les épouvantait encore davantage. Incapables de concevoir qu’us pussent jamais remettre pied sur certains passages qu’ils venaient de traverser, ils espéraient ardemment que la saillie s’élargirait à tout moment. Le danger avait secoué momentanément leur apathie et ils s’avançaient avec agilité, étirés le long d’une quarantaine de mètres. Il leur arrivait parfois de couler un regard vers le bas, mais le spectacle était trop affolant. Malgré le brouillard une chute verticale leur apparaissait, d’un millier de pieds au moins, dont la vue leur coupait les jambes. Ils se plaquaient
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