Les Nus et les Morts
ia péninsule le lendemain matin. Il ne pouvait être question de le décommander présentement.
Par contre, il mit son état-major à l’œuvre, et toute la nuit se passa à divertir des troupes de la jungle en direction de la péninsule. Le matin venu, il fut à même de mettre à la mer deux compagnies de fusiliers pour l’invasion de Botoï Bay. Exact au rendez-vous, le bâtiment de guerre bombarda la plage, puis s’approcha de la côte pour prêter son appui direct aux troupes.
Quelques rares tirailleurs japonais accueillirent la première vague d’un coup de feu épars, puis se sauvèrent. Au bout d’une demi-heure les troupes d’invasion établirent le contact avec des unités qui manœuvraient derrière le front japonais démoli. Ce soir-là la campagne était Unie, exception faite quant aux opérations de nettoyage.
Dans l’histoire officielle transmise au G. Q. G. d’armée, l’invasion de Botoï Bay était donnée comme raison principale du percement de la Ligne Toyaku. L’invasion a été aidée, disait l’histoire, par de fortes attaques locales qui firent quelques brèches dans les lignes japonaises.
Dalleson n’avait jamais bien compris ce qui s’était passé. Avec le temps il finit par croire que c’était l’invasion qui décida de l’issue. Son unique désir était de se voir promu capitaine à titre permanent.
Dans l’agitation, tout le monde oublia Reconnaissance.
Le même après-midi où le commandant Dalleson préparait son attaque, la section continuait d’escalader le mont Anaka. A mi-hauteur des falaises la chaleur était épouvantable. Toutes les fois qu’ils traversaient un creux ou une dépression l’air semblait se réfracter au contact brûlant des rochers, et les hommes avaient mal aux joues à force de loucher. Peine insignifiante, qui aurait dû se perdre dans les crampes de leurs cuisses, dans le sourd lancinement de leur dos, mais qui devint leur plus grand tourment. La lumière aveuglante enfonçait des échardes dans le globe de leurs yeux, elle faisait tourner à la base de leur cerveau d’irascibles cercles rouges. Ils avaient perdu toute notion des distances ; tout était confus de ce qui se situait derrière eux, et les tortures propres à chaque espèce de terrain n’avaient plus aucun sens. Ils ne se préoccupaient plus de savoir si les prochains cent mètres étaient faits de rocaille nue ou d’arbustes ou de forêt ; les uns et les autres offraient des désavantages pénibles. Ils titubaient comme une file d’ivrognes, la tète basse, les bras ballants. Leur barda était de plomb, et toutes sortes d’écorchures fermentaient sur la moindre saillie de leur corps. Les courroies des sacs leur avaient fait venir des cloques aux épaules, les à-coups des cartouchières leur meurtrissaient les flancs, le fusil leur défon-ait les côtes et les hanches. Leurs chemises montraient e longues traînées blanchâtres aux endroits où leur sueur avait séché.
Ils s’avançaient en désordre-de roc en roc, hébétés, pantelants, sanglotants. Bien malgré lui Croft se vit forcé d’or donner des haltes toutes les quelques minutes ; le temps q’ils passaient à clopiner égalait celui qu’ils consacraient souffler couchés à plat dos, bras et jambes étalés. Comme les brancardiers, ils avaient tout oublié ; ils ne se pensaient plus en tant qu’individus, qu’êtres personnels. Ils étaient des réceptacles de souffrance. Ils avaient oublié la patrouille, la guerre, leur propre passé, ils avaient même oublié le terrain qu’ils venaient de gravir. De l’un à l’autre ils se considéraient tout au plus comme de vagues et d’irritables obstacles qui vous font trébucher. Le ciel aveuglant et la roche incandescente avaient bien plus de réalité. Ce qui leur restait de clarté d’esprit se débattait à l’intérieur de leur chair comme un rongeur dans un labyrinthe ; leur pensée se concentrait futilement tantôt sur un membre pris de convulsions, tantôt sur le lancinement d’une écorchure, pour succomber en fin de compte sous l’effort agonisant d’aspirer une bouffée d’air.
Deux choses seulement venaient s’y interposer. Ils avaient peur de Croft – une peur qui ne cessait de s’accroître à mesure qu’ils s’épuisaient davantage ; ils étaient à l’affût de sa voix, extirpant d’eux-mêmes quelques pas additionnels toutes les fois qu’il les cinglait de sa langue. Une abrutissante appréhension leur en
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