Les Nus et les Morts
assujetties aux manches du brancard, il se passa la sangle autour des épaules. Quand ses doigts se débloquaient il transférait le poids de la civière à la sangle en attendant que ses mains eussent retrouvé un peu de leur force. Ridges ayant bientôt imité son exemple, ils continuèrent à cheminer sous leur harnais tandis que le brancard était pris d’un lent mouvement d’oscillation.
« De l’eau, putain de Dieu, espèce de…
– Pas d’eau, haleta Goldstein,
– Espèce de sale Youpin », dit Wilson en tonnant. Ses jambes lui faisaient mal. Le souffle qui caressait son visage ressemblait à l’air d’une cuisine surchauffée, aux fenêtres closes. Il haïssait les brancardiers ; il était comme un enfant que l’on torture. « Goldstein l’est toujours à faire le cafard », dit-il.
Goldstein sourit d’un mince sourire sans force. Wilson le maltraitait – et tout soudain il l’envia : Wilson, lui, n’avait jamais eu besoin de réfléchir à ce qu’il disait ou faisait. « Tu ne peux pas avoir d’eau », bégaya-t-il, anticipant avec une sorte de volupté les injures de Wilson. Il était comme un animal si habitué au fouet qu’il le trouvait stimulant.
« Faut que vous me donnez de l’eau », cria Wilson d’une voix perçante.
Goldstein ne se rappelait plus pour lors pourquoi Wilson ne devait pas boire. Il savait seulement que c’était interdit et il s’irritait d’en avoir oublié la raison. Il en éprouva de la panique. Les souffrances de Wilson l’avaient bizarrement affecté ; peu à peu, à mesure que son épuisement s’était accru, elles avaient pénétré son propre corps. Quand Wilson criait, Goldstein ressentait un élancement ; si le brancard prenait un trop brusque cahot, l’estomac de Goldstein chavirait comme dans la chute d’un ascenseur ; et toutes les fois que Wilson demandait de l’eau, Goldstein avait soif. Il se sentait coupable de boire à son bidon, et plutôt que de provoquer Wilson il se passait d’eau pendant des heures. Wilson avait beau délirer, il semblait bien que jamais il ne manquerait l’instant où l’un des brancardiers s’aviserait de toucher à son bidon. Il ne les laissait jamais tout seuls. Goldstein avait le sentiment qu’il le porterait jusqu’à la fin des temps ; il ne pouvait penser à rien d’autre. Son propre corps, la civière, et le dos de Ridges, constituaient les limites de son monde. Il ne voyait pas les collines, il ne se demandait pas combien de chemin il leur restait à faire. Rarement, avec incrédulité, il lui arrivait de penser à sa femme et à son enfant. Ils étaient si loin. Si, dans ce moment, on lui avait annoncé leur mort, il aurait haussé les épaules. Wilson était plus réel. Wilson était la seule réalité.
« Dis, je vous donnerai tout ce que vous voulez. » Sa voix avait changé, elle était devenue stridente. Il parlait à jet continu, d’un débit monotone, chantonnant d’une voix presque méconnaissable. « Avez qu’à le dire, hein, je vous donnerai n’importe quoi, si que vous voulez du fric je vous donnerai cent livres, avez qu’à me poser et à me donner à boire. A boire, hein, c’est tout ce que je vous demande. »
Ils s’arrêtèrent pour une halte prolongée et Goldstein, se laissant aller sur sa face, resta sans bouger pendant plusieurs minutes. Ridges le regarda d’un air hébété, puis il regarda Wilson. « Qu’est-ce que tu veux ? De l’eau ?
– Oui, c’est ça, donne-moi de l’eau. »
Ridges soupira. Son corps, trapu et puissant, semblait s’être ratatiné au cours de ces deux jours. Sa bouche, grande et flasque, bâillait. Son dos s’était raccourci, ses bras s’étaient allongés, sa tête s’inclinait sur sa poitrine. Ses fins cheveux couleur sable pendillaient tristement sur son front bombé et ses vêtements humides s’affaissaient. Il avait l’air d’un œuf géant et flegmatique debout sur une souche d’arbre. « Crotte, je sais pas pourquoi te peux point avoir d’eau.
– T’as qu’à m’en donner, y a rien que je ferai pas pour toi. »
Ridges se gratta le cou. Il n’avait pas l’habitude de prendre des décisions. Toute sa vie il avait obéi aux ordres des autres. Il éprouvait un étrange malaise. « Je dois demander à Goldstein, grommela-t-il.
– Goldstein l’est un chialeur…
– Je sais pas », pouffa Ridges. Sort rire paraissait remonter depuis le dedans lointain de son être. Il ignorait la
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