Les Nus et les Morts
d’amertume. Wilson n’aurait pas de sépulture, mais le fait avait perdu de son importance. Ce qui comptait c’est qu’il avait porté ce fardeau à travers de telles distances dans le temps et l’espace, pour le perdre à la fin. Toute sa vie il avait peiné sans récompense ; son grand-père et son père et lui-même s’étaient colletés avec de maigres récoltes et une pauvreté sans fin. Quel a été le fruit de leur travail ? « Que retire l’homme de tout le travail qui l’occupe sous le soleil ? » Il se souvint de ce passage dans la Bible – un passage qu’il avait toujours haï. Il sentait une profonde, une infinie amertume croître en lui. Ce n’était pas juste. L’unique fois qu’ils eurent une récolte décente, elle fut détruite par un terrible orage. Les voies de la Providence. Une haine subite s’empara de lui. Quelle était-elle cette Providence qui ne* manquait jamais de vous filouter en fin de compte ?
Le mauvais plaisant.
Il pleurait d’amertume et de nostalgie et de désespoir ; il pleurait d’épuisement et de déconfiture et de conviction nue et écrasante que rien n’importait plus.
Et, tout contre lui, Goldstein se retenait à son épaule pour s’affermir dans le courant. De temps à autre il bougeait les lèvres, s’égratignait la joue. « Israël est le cœur des nations. »
Mais on peut tuer le cœur, et le corps cependant continuera à vivre. Le martyrologe des juifs n’aura servi à rien. Aucun sacrifice n’était récompensé, aucune leçon n’était apprise. Tout s’en allait au rebut, tout n’était que statistiques dans le cruel plâtras de l’histoire. Tous les ghettos, tout l’estropiement des âmes, tous les massacres et les pogromes, les chambres à gaz, les fours crématoires – rien de tout cela ne touchait personne, tout était en pure perte. Cela s’accumulait et s’accumulait et s’accumulait, et quand enfin la mesure était comble on s’en lavait les mains. Un point c’est tout. Il était au-delà des larmes, il se tenait près de Ridges avec la paralysante sensation de celui qui découvre la mort d’un être chéri. Un vide s’était créé en lui, un vide fait d’une vague colère, d’un profond ressentiment, et des premières atteintes d’un désespoir illimité.
« Allons-y », grommelât-il.
Ridges se leva finalement et ils s’en furent par la rivière, titubant dans l’eau qui leur arrivait aux chevilles. Le lit allait s’élargissant, devenait caillouteux, puis boueux, puis sablonneux à la fin. Apres un dernier tournant ils virent la lumière du ciel et, par-delà, l’océan.
Au bout de quelques minutes ils débouchèrent en chancelant sur la plage. Malgré leur épuisement ils continuèrent à se traîner pendant une centaine de mètres. Il leur répugnait de s’arrêter trop près de la rivière.
Comme d’un accord tacite, ils s’étalèrent sur le sable ; immobiles, le visage dans leurs bras, ils se laissèrent chauffer -par le soleil. On était dans le milieu de l’après-midi.’Il n’y avait rien à faire sinon attendre le retour de la patrouille et du canot. Ils avaient perdu leurs fusils, leurs sacs, leurs rations, mais ils ne s’en préoccupaient pas. Ils étaient trop exténués, et plus tard ils pourraient trouver à se nourrir dans la jungle.
Ils restèrent ainsi jusqu’au soir, trop affaiblis pour bouger, prenant un vague plaisir à se reposer au soleil. Ils ne se parlèrent pas. Leur ressentiment s’était retourné contre eux-mêmes, et ils éprouvaient l’un à l’endroit de l’autre la haine acide de ceux qui ont partagé une défaite humiliante. Ils sommeillèrent pendant des heures, reprenant conscience, s’endormant de nouveau, s’éveillant avec la nausée qui vient d’une somnolence prolongée au soleil.
Goldstein s’assit finalement et tâtonna après son bidon. Avec une lenteur extrême, comme s’il apprenait seulement à se servir de ses mains, il dévissa le bouchon et porta le bidon à ses lèvres. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il avait soif. Le goût de l’eau lui parut extatique. Il ava-ait doucement, abaissant son bidon après chaque gorgée. Il l’avait vidé à demi, quand it s’aperçut que Ridges l’observait. Il était clair que Ridges n’avait pas d’eau.
Ridges n’avait qu’à remonter vers le ruisseau pour emplir son bidon, mais Goldstein savait ce que cela signifiait. Il était si faible. La seule pensée de se lever,
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