Les Nus et les Morts
ses épaules et piétiner avec sa charge jusqu’à ce que la piste s’élargît de nouveau, tandis que Goldstein suivait avec le brancard.
Ils firent une longue halte à l’endroit où la piste débouchait sur la rivière. Leur arrêt ne fut pas dû à une décision délibérée ; ils pensèrent ne rester sur pince qu’un bref moment de répit, mais, s’ajoutant les unes aux autres, les minutes eurent tôt fait de dépasser la demi heure. Vers la fin, n’y tenant plus, Wilson se mit à trépigner sur sa civière. Ils s’approchèrent de lui en rampant, essayant de le calmer, mais quelque chose semblait le préoccuper et il agitait fiévreusement ses grands bras.
« Calme-toi un peu, dit Goldstein.
– Ils vont me tuer, gémit Wilson.
– Personne te touchera », dit Ridges. Il s’efforça de lui immobiliser les bras, mais Wilson se débattit de plus belle. La sueur lavait son front. « Oh ! dis », pleurnichait-il. Il fit un effort pour se glisser au bas de la civière, mais ils le retinrent de force. Ses jambes se contractaient nerveusement et il ne cessait pas de se soulever à demi, de grogner, puis de retomber sur son dos. « Baaououou-ouououm », faisait-il, imitant le bruit d’un mortier, se protégeant la tête de ses bras. « Oh ! les voilà qui viennent, les voilà, pleurnicha-t-il de nouveau. Merde de merde, qu’est-ce que je fous ici ? »
Le souvenir de la bataille les effraya tous deux. Ils se tinrent cois à côté de Wilson, évitant de se regarder. Pour la première fois depuis qu’ils avaient regagné la jungle elle leur parut maléfique.
« Calme-toi, Wilson, dit Ridges. Te vas ameuter les Japonais.
– Je vas mourir »,. marmonna Wilson. Il se souleva, s’assit presque, puis retomba. Quand il les eut regardés de nouveau l’expression de ses yeux était claire et très lointaine. « Je suis mal en point les gars », dit-il au bout d’un instant. Il fit un effort pour expectorer, mais il ne fit que se salir le menton. « Je sens même plus le trou dans mon bide. » Ses doigts tâtonnaient à la recherche du pansement sale et coagulé qui tamponnait sa blessure. « Bourré de pus, soupira-t-il, se passant la langue sur ses lèvres desséchées. J’ai soif.
– Tu ne peux pas avoir d’eau, dit Goldstein.
– Oui, je sais que je peux pas. » Il rit faiblement. « T’es une sacrée femmelette, Goldstein. Si t’étais pas si chialeur te serais un brave bon gars. »
Goldstein ne répondit pas. Il était trop las pour saisir le sens des mots.
« Qu’est-ce que te veux, Wilson ? demanda Ridges.
– De l’eau.
– T’en as eu. »
Wilson toussa, et un peu de sang jaillit au coin encroûté et gluant de sa bouche. « Je pisse le sang par le cul aussi, grommelât-il. Aaah, allez-vous-en vous autres. » Il se tut pour quelques minutes, ses lèvres travaillant dans le vide. « Jamais pu décider si je devais retourner chez Alice ou chez l’autre. » Il avait l’impression qu’un travail tout nouveau s’accomplissait au-dedans de lui. On eût dit que sa blessure était tombée hors de son corps et que s’il mettait la main dans le trou il n’y rencontrerait rien. « Oh », fit-il. Il les regarda d’un œil trouble, puis, pour un bref moment, il les vit de nouveau avec netteté. Le visage de Goldstein était émacié au point que ses pommettes protubéraient et que son nez saillait en bec d’aigle. Les iris était d’un bleu brillant et pénible sur le fond rougi de ses yeux, et le poil blond de sa barbe qui recouvrait en broussailles les ulcères des tropiques sur son menton semblait roux et brun et sale.
Et Ridges avait l’air d’une bête fourbue. Ses traits pesants s’affaissaient plus mollement que d’ordinaire, sa ouche restait ouverte, sa lèvre inférieure bâillait. Sa respiration avait un rythme régulier et pantelant.
Wilson voulait leur dire quelque chose. « C’est de bons gars, pensait-il. Ils étaient pas obligés de me porter si loin. » « Je vous dois une belle chandelle pour ce que vous avez fait », marmonna-t-il. Mais ce n’était pas ça. Il devait leur donner quelque chose.
« Dites les gars, y a un petit alambic de nom de Dieu que je voulais me faire dans la forêt queuque part par là-bas, seulement ce qui la fout mal c’est qu’on reste jamais assez longtemps sur place. Mais je vas m’y mettre. » Un dernier semblant d’enthousiasme s’excitait en lui. Il croyait à ce qu’il disait.
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