Les Nus et les Morts
n’est pas une pneumonie.
Tout était très calme. II y avait un silence dans la jungle, une immobilité sinistre, qui lui coupait le souffle. Il écoutait, et brusquement le grand vide se brisa et il devint conscient de la vie nocturne de la forêt, – soupir des arbres et criquets et grenouilles et lézards faisant leur concert monotone dans les broussailles. Puis, soudain, les bruits semblèrent s’évanouir, son oreille ne captait que le silence, et il y eut ainsi, pendant plusieurs minutes, une succession régulière de bruits et de silences, comme s’ils étaient distincts l’un de l’autre et identiques cependant, semblables à ces cubes d’opticien qui changent sans cesse et se montrent tantôt en saillie, tantôt en creux. Un lourd tonnerre se fit entendre ail loin, suivi d’un éclair, mais il se souciait bien de la pluie. Il écouta longuement la canonnade, qui sonnait comme une grande cloche emmitouflée dans la lourde moiteur nocturne. Il frissonna, croisa ses bras. Il se souvenait de ce qu’un sergent lui avait dit, lors des exercices d’entraînement, à propos des sales trucs des Japonais, comment ils se glissent derrière une sentinelle et la poignardent. « On n’a pas le temps de faire ouf, avait dit le sergent, sauf peut-être à la toute dernière seconde, quand il est trop tard. »
Une peur lancinante le prit aux entrailles, et il se retourna pour jeter un coup d’œil dans son dos. Il ruminait sombrement sur une mort à coups de poignard, et il tremblait. Quelle fin effroyable ! Ses nerfs se tendaient. Tout en tâchant de distinguer la jungle contre la petite clairière qui la séparait des barbelés, il se sentait succomber à la panique d’un enfant au cours d’un film d’épouvante, quand le monstre s’apprête à fondre sur le héros. Quelque chose se mit à ferrailler dans les broussailles ; il se baissa vivement dans son trou, puis peu à peu il se risqua à glisser un regard par-dessus le parapet, essayant de discerner une forme humaine ou du moins quelque objet reconnaissable dans l’ombre profonde de la forêt. Le bruit disparut, recommença dix secondes après, un bruit éraillé, insistant, et Roth demeurait glacé dans son trou, sentant son pouls battre par tout son corps. Ses oreilles devenaient d’énormes amplificateurs, elles détectaient toute une gamme de sons qu’il n’avait pas perçus avant, – glissades, reptations, craquements de ramilles, froissements de fougères. Il se pencha sur la mitrailleuse, mais il se rappela qu’il ignorait si Minetta l’avait armée. Il aurait dû. pour s en assurer, rabattre la culasse et libérer le magasin, et il était terrifié à l’idée du bruit que cela aurait fait. Il entreprit de faire doucement coulisser le cran d’arrêt, mais il ne put écouter un cliquetis métallique qui résonna avec force à ses oreilles. Il sursauta, écarquillant les yeux sur les ténèbres, s’efforçant de déterminer l’endroit d’où venaient les bruits ; mais ils semblaient provenir de toutes parts, sans qu’il pût se faire une idée de leur cause et de leur éloignement. Un nouveau vacarme frappa son ouïe : il fit pivoter la mitrailleuse, maladroitement, figé dans l’attente, couvert de sueur. Le temps d’une seconde il eut la tentation de tirer, aveuglément, furieusement, mais il se rappela que c’était une chose dangereuse à faire. Peut-être eux non plus ne me voient pas, pensa-t-il sans y croire. Il ne s’était retenu de faire feu que par crainte de ce qu’en aurait dit le sergent Brown. « Si tu tires sans voir ton but, tu te fais découvrir dans ton trou et t’es bon pour une grenade », lui avait dit une fois Brown. Depuis un long moment il était convaincu que les Japonais l’observaient, et la rancune se mêla à sa peur. « Pourquoi ne viennent-ils pas ? » se demandait-il désespérément. Ses nerfs étaient si tendus, qu’il eût accueilli une attaque avec soulagement.
Il enfonça ses pieds dans la vase épaisse qui tapissait le fond de son trou et, regardant toujours la jungle, il enleva un peu de boue sur l’une de ses bottes et se mit à la pétrir comme de l’argile. Il ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait. A force de se raidir, il commençait d’avoir mal à la nuque. Il lui semblait que son trou était terriblement exposé, et insuffisamment protégé. C’était abominable d’avoir à monter la garde dans un trou découvert, avec seulement une mitrailleuse pour
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